La grande confusion
L’Étrange Noël de monsieur Jack est un long métrage comme il y en a peu et comme on ne risque pas d’en voir beaucoup à l’avenir, une rareté toujours aussi savoureuse
Synopsis : Jack Skellington est responsable de la fête d’Halloween qu’il orchestre tous les ans avec une passion, celle de faire peur. Mais avec le temps Jack finit par se lasser il veut autre chose. La découverte inopinée de la ville de Noël donne à Jack l’idée que cette année plutôt que de s’occuper d’Halloween il devrait plutôt prendre en charge Noël, même si cela implique d’enlever le Père Noël.
Longtemps je crus que L’Étrange Noël de monsieur Jack était un film de Tim Burton. La confusion est compréhensible mon DVD du film, mon CD de la B.O. portent en gros le nom du réalisateur de Burbank, celui de Beetlejuice, Ed Wood et de Mars Attacks et pourtant s’il a écrit l’histoire et créé les personnages c’est Henry Selick (James et la pêche géante) qui s’est occupé de la réalisation de ce bijou du cinéma d’animation en stop motion, l’animation image par image en bon français, qui a parmi ses qualités de plaisamment vieillir. Bien sûr la griffe de Tim Burton est très présente et l’idée de faire se percuter Halloween et Noël reflète son imaginaire entre vision macabre et imaginaire enfantin. Si Tim Burton, le cerveau derrière le projet, avait d’abord prévu de réaliser lui-même L’Étrange Noël de monsieur Jack il y renonça en parti parce qu’au même moment il travaillait sur Batman : Le Défi, son second et meilleur film consacré au héros costumé de Gotham. Les deux long métrages sont l’un et l’autre de curieux films de Noël.
L’un et l’autre sont des hommages obliques aux fêtes de fin d’année entre enchantement des lumières et ténèbres jamais loin. Surtout l’un et l’autre profite des compositions de Danny Elfman et de son arrangeur Steve Bartek, qui fait aussi ici office de chef d’orchestre. Elfman et Bartek, deux anciens membres du groupe new wave Oingo Boingo, ont pour les deux films concoctés une musique splendide et grandiose. Des partitions claires‑obscures qui dialoguent entre elles et qui échangent textures, orchestrations et ce mélange singulier d’innocence fragile et de menace sourde. Ces miaulements de cordes sur le « Chrismas Eve Montage » de L’Étrange Noël de monsieur Jack rappelleront ceux qu’on entend dans Batman : Le Défi et qui sont la signature sonore de Catwoman.
Si Batman : le défi et L’Étrange Noël de monsieur Jack ont un petit air de famille le dernier est un film musical et déborde de chansons à se damner (« Sally’s Song », « Oogie Boogie », « Kidnap The Sandy Claws »…). Des solos mais aussi des chœurs (« Making Christmas ») et des partitions instrumentales qui vont piocher dans le jazz, les thèmes à la Broadway, la musique façon fête foraine, les cavalcades de percussions et les orgues qu’elles soient grandes ou de barbaries. Danny Elfman prête sa voix à Jack et à quelques autres personnages pour les numéros chantés alors que Catherine O’Hara (Beetlejuice, Maman, j’ai raté l’avion…) est la voix parlée et chantée de Sally, de loin le plus beau et émouvant personnage du long métrage. Pour ceux qui veulent en savoir plus lisez notre chronique de la B.O. de L’Étrange Noël de monsieur Jack qui est là.
Le tournage dura trois ans et ce temps, bien plus que ce qu’aurait duré un film avec des acteurs en chaires et en os. On imagine sans peine ce que cela a dû avoir de laborieux d’animer parfois des dizaines de personnages. L’Étrange Noël de monsieur Jack fut tourné en usant du vieux procédé de l’animation image par image celui-là même qui fut utilisé pour le premier King Kong (1933) et dont Ray Harryhausen fut l’un des grands maîtres (Le Choc des titans, Le Septième voyage de Sinbad…). D’un point de vue technique cela revient à animer manuellement une figurine qui représente un personnage, de prendre une photo, et de recommencer en découpant le mouvement en autant de phases que nécessaire. Un geste aussi simple que de lever un bras peut nécessité un grand nombre prises. Maintenant, comme cela arrive plus d’une fois dans L’Étrange Noël de monsieur Jack c’est parfois toute une foule visible à l’écran qu’il faut animer et même s’il n’y a pas une centaine de sujets on comprend que ce procédé pour donner vie simultanément à une vingtaine de personnages peut prendre un temps considérable. C’est ce qui explique qu’il n’y a pas beaucoup de longs métrages en stop motion et qu’il fallut trois ans pour venir à bout de celui qui nous intéresse.
Une production qui a coûté du temps et de l’argent mais pas autant qu’on pourrait l’imaginer. Avec un budget estimé à environ 18 000 000 de dollars (les chiffres qui suivent proviennent d’IMdB), L’Étrange Noël de monsieur Jack, fut un projet à risque pour Disney mais un risque calculé qui rapporta à la compagnie du défunt Walt 70 000 000 de dollars cumulés dans le monde, avec autour de 50 000 000 pour le seul marché domestique des Etats‑Unis. Pour un ordre d’idée Aladdin (le dessin animé de 1992) avec son budget estimé à 28 000 000 de dollars rapporta à Disney plus de 476 000 000 de dollars dans le monde. Aladdin est un gros succès qui a eu le droit à son remake avec de vrais acteurs, on peut parier que L’Étrange Noël de monsieur Jack n’aura pas cette faveur et ce n’est pas pour nous déplaire car par-delà les joies de la comptabilité et de l’intérêt financier il y a artistiquement une magie difficilement descriptible devant un film pareil.
L’Étrange Noël de monsieur Jack a quelque chose de mystérieux, une magie bien à lui qui opère à chaque fois que l’on retrouve les petites créatures qui peuplent cet univers emplit de monstres qui sont autant de clin d’œil aux classiques de la Universal mais qui parfois vont aussi piocher dans le patrimoine Disney avec le Dr. Finkelstein qui est un Donald Duck cauchemardesque, un savant fou déplaisant et l’une des rares figures vraiment malfaisantes, l’autre étant Oogie Boogie. Entre film musical et film d’animation atypique Henry Selik a accompli un vrai tour de force dont on ne saluera jamais assez les accomplissements. Un long métrage qui n’oublie pas ce rien de mélancolie qui accompagne parfois les fêtes, cette note amère qui fait passer cette saison délibérément (trop) sucré.
Pour moi L’Étrange Noël de monsieur Jack, le film comme sa bande originale sont des compagnons qui m’accompagnent dans la période qui s’épare Halloween de Noël, lorsque les jours de plus en plus courts incitent à la paresse.
R.V.