Noir c’est noir
L’adage prétend que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. Tanith ne cherche pas à prouver le contraire avec ce premier album
Pendant un instant faisons comme ci, voulez-vous ? Comme si nous ne connaissions pas la fin de l’histoire. Comme si dans un effort d’amnésie volontaire nous ne savions pas que Black Sabbath était le premier album de Black Sabbath un groupe promis à une belle notoriété. Comme si nous ignorions que le groupe a semble‑t‑il définitivement raccrocher les gants et cette fois sans doute pour de bon ; l’âge, la santé, des rancœurs pas toutes anciennes devraient y veiller. Enfin faisons comme si nous avions oublié que cet album était le plus probable et convaincant des actes de naissance du Metal, cette famille toujours plus fragmentée à mesure que nous nous éloignons, dans le temps et l’espace, de la sortie de cet album. Imaginons ensemble que nous sommes en 1970, au début de cette année qui a enterré les années 60 et ne sait pas encore ce que seront les années 70. Fermez les yeux, nous sommes en février 1970 nous nous demandons de quoi demain sera fait, le futur musical est incertain, c’est ce qui est beau et intriguant. Fermez les yeux et ouvrez grandes vos oreilles et rêvez que vous écoutez pour la première fois l’intro de « Black Sabbath ». Tentez du mieux que vous le pouvez de retourner dans ce passé que vous n’avez pas connu, de retrouver cette époque qui n’a pas été la vôtre.
Mais la tâche et surhumaine déjà le présent nous rattrape, le premier album de Black Sabbath est un monument, une pierre noire et brillante sur la route du rock, une pierre noire qu’il est impossible d’ignorer. On peut se forcer à prétendre qu’elle n’a rien de particulier. On peut tout aussi bien la snober avec un peu de dédain, il y a eu depuis plus violent, plus lourd, plus malfaisant, plus sombre plus et toujours plus. On peut aussi se pencher sur ce caillou et se demander comment il est arrivé là et pourquoi il nous semble, d’entre tous, si particulier ?
Black Sabbath ce sont quatre prolos de Birmingham, dont un guitariste, Tony Iommi, qui a perdu quelques doigts en bossant dans une aciérie. Birmingham c’est le cœur de l’Angleterre, les Midlands, la Terre du Milieu, une terre de tradition ouvrière, l’un des foyers de la révolution industrielle. Pour ces quatre lads tout vaut mieux que l’usine et la musique est cette porte de sortie qu’ils recherchent. Les débuts du groupe sont balbutiants, comment pourrait-il en être autrement ? L’époque est foisonnante, la révolution psychédélique, commencée autour de 1967, a ouvert bien des portes de la perception, mis à bas bien des conventions musicales (dix ans et des poussières séparent Sergent Pepper… du premier album d’Elvis Presley) et détruit nombre de carcans, l’album comme format roi là où régnait le 45 tours, les morceaux qui s’allongent et s’éloignent de structures plus rigides comme le couplet-refrain-couplet-refrain-pont-couplet-refrain hérité notamment de Tin Pan Alley. En musique au moins la révolution de la fin des années 60 a fonctionné ouvrant la voie à une période effervescente d’expérimentations tous azimuts dont Black Sabbath n’est qu’un des très nombreux fruits.
Musicalement ce quatuor est moins aventureux que les formations du prog rock naissant (Pink Floyd, King Grimson…), il y a même encore çà et là des scories Rhythm’n’blues comme sur « Evil Woman » - qui n’est pas une chanson de Black Sabbath mais une reprise de Crow un groupe des Etats-Unis qui fut aussi enregistré par Ike & Tina Turner, ou cet harmonica sur « The Wizard ». Le Blues qui finira par totalement disparaître du Metal dans le courant des années 70, une disparition amorcée avec le psychédélisme et ses emprunts à la musique baroque, aux nusery ryhmes et aux airs de cabaret. Black Sabbath s’inscrit dans un courant ténébreux du psychédélisme dans lequel le rêve n’est jamais loin de virer au cauchemar, et ne s’en prive pas.
Ce qui dès ce premier album, enregistré sur une journée en une séance de douze heures en prise directe moins quelques overdubs pour doubler les parties de guitare sur « N.I.B. » et « Sleeping Village » et les effets sonores en ouvertures de « Black Sabbath », distingue Black Sabbath de la concurrence ce n’est pas la dextérité des instrumentistes mais la façon dont il joue ces huit chansons. Ce groupe entre deux approches choisissait la plus lourde et la plus menaçante pour interpréter son répertoire. Ce n’est pas une question de brutalité musicale pure et d’assaut sensoriel mais bien de menace, un sentiment d’angoisse, l’impression qu’un destin fatidique s’abat sur vous.
Black Sabbath est un groupe sombre marqué par cette culture populaire ésotérique qui irrigue romans et films d’horreurs et qui doit beaucoup à des personnalités britanniques qui n’étaient pas si lointaines comme celles d’Aleister Crowley. On site rarement, et il y a de bonnes et évidentes raisons pour cela, les Rolling Stones dans les origines du Metal mais avec « Sympathie for The Devil » qui ouvre l’album Beggars Banquet (sorti en décembre 1968) la paire Jagger-Richards signalait au monde que Satan, le Diable ou Lucifer était là dans le fond de l’air du temps. Et puis il y a bien sûr Coven qui sortit en 1969 Witchcraft Destroys Minds & Reaps Souls avec sa messe noire, cette chanson « Black Sabbath » et sa chanteuse Jinx Dawson qui n’était sûrement pas un ange de Dieu. La musique de Coven n’annonce pas le Metal en devenir, elle est profondément psychédélique, mais le visuel du groupe et son satanisme plus conséquent que ne le sera jamais celui de Black Sabbath, fait de Coven un annonciateur de ce que le Metal deviendra visuellement : cornes de la Bête faites avec les doigts, les croix renversées et vêtements forcément noirs. La contre‑culture de la fin des années 60 ne recherchait pas seulement du côté de l’Inde et des spitirualités orientales un antipoison au rationalisme bourgeois et à la société de consommation, il y avait aussi la voie magique de l’occultisme voire celle du satanisme ou du luciférisme dans des versions plus ou moins carnavalières.
Black Sabbath jouait une musique sombre ce qui amena certains à voir en lui une entreprise sataniste, bien aidé il est vrai par des titres comme « N.I.B. » (pour Nativity In Black) et bien sûr la chanson titre. Cet attrait de l’interdit et ce doux frisson devant le danger bien léger de chansons qui parlent du Diable ont fait beaucoup pour l’attrait de cet album mais faussent aussi la réception et distordent l’image du groupe qui a moins à voir avec une réelle adoration du grand bouc qu’avec cet ésotérisme prisé à l’époque. Nous sommes après le succès de Rosemary’s Baby une œuvre qui fit beaucoup pour le retour de Satan dans la culture populaire. Black Sabbath n’est pourtant pas un groupe sataniste car de quoi nous parle « Black Sabbath », la chanson, de l’effroi d’un homme qui se réveille au milieu d’une messe noire et réalise que le sacrifice c’est lui. Le Mal reste le Mal et peu de gens se réjouiraient à l’idée de finir sacrifier pour la gloire de Satan ou de toute autre divinité. L’imagerie et l’imaginaire occulte et sataniste sont des outils de mise en scène des éléments de spectacle. Et ça marche « Black Sabbath » est toujours un titre angoissant.
Pour enregistrer une telle chanson les Quatre de Birmingham donnent d’abord dans le minimalisme pour bâtir une atmosphère oppressante et vous mettre dans l’ambiance adéquate. De la pluie, puis le tintement des cloches et enfin l’orage. Des sons suggestifs qui font travailler votre imagination. Puis une guitare distordue au son grave, une batterie qui est comme le pas du destin ou bien qui mime le bruit de la grande horloge de la vie et de la mort et enfin une guitare basse comme une pulsation distante. Il y a une économie de moyens et pourtant l’effet est saisissant. On a beaucoup glosé sur l’usage du triton, diabolus in musica, comme intervalle dissonant (voir sur ce point la vidéo d’Adam Neely https://www.youtube.com/watch?v=eR5yzCH5CsM) sur ce titre mais ce sont aussi le tempo lent, le son gras de la guitare et de la basse qui donnent cette sensation de malaise, qui délivrent cette impression que le Diable n’est pas loin, qu’il rôde dans les parages. Une musique qui accompagne le chant habité (qu’on nous pardonne le poncif) d’Ozzy Osbourne. Le chanteur n’est pas un crooner ni même une voix soul, son chant grinçant fait néanmoins merveille car il est là bien à sa place. Il n’est pas l’Appolon qu’est Robert Plant mais un lutin grimaçant et sur ce « Black Sabbath », la chanson qui ouvre cet album, il est à jamais la pauvre victime d’un rite impie qui crie sa détresse et son effroi.
Sur les autres titres le groupe fait avec les moyens du bord, à trois musiciens il faut être un minimum polyvalent. Il y a une impression de jam qui était bien dans l’air du temps. Le batteur Bill Ward sait se faire expressionniste et flirte parfois avec le jazz, au moins les intentions sont-elles là. Reprenant une certaine tradition insulaire, Geezer Butler est un de ces bassistes volubiles qui parfois est comme un second guitariste. Il prend le solo d’introduction de « N.I.B. » et c’est l’Enfer qui déferle dans vos oreilles. Enfin il y a Tony Iommi le guitariste aux doigts mutilés. Le son de Black Sabbath n’aurait pas été le même si pour pouvoir continuer à jouer de la guitare il n’avait opté pour un accordage plus grave que celui en vigueur chez ses pairs guitaristes. Cet entêtement dans son idée qu’il pouvait jouer de la musique sur sa six cordes en dépit de son accident à sans le vouloir ouvert une boite de Pandore qui un demi-siècle plus tard ne s’est pas refermée.
Il y a sans doute de meilleurs albums de Black Sabbath et on peut sans honte en préféré un autre (Paranoïd, Sabbath Bloody Sabbath, Reunion… faîtes votre choix, il n’y a pas de mauvaises réponses) mais celui-ci enregistré par des Anglais qui débutaient (Tony Iommi qui avait joué pour Jethro Tull était celui qui se rapprochait le plus d’un professionnel de la musique) a une valeur historique.
|
Le début du Heavy Metal et donc de cette galaxie en expansion qu’on nomme aujourd’hui faute de mieux Metal, est l’objet de débats sans fins car oui il y eut avant Black Sabbath des chansons qui sonnaient lourdement et cradement depuis que le vieux blues rural monté vers Chicago avait été électrifié et puis à partir de la naissance du Rock’n’Roll se fut le début d’une course au volume et des chansons comme « She’s So Heavy » et « Helter Skelter » des Beatles, « In-A-Gadda-Da-Vida » d’Iron Butterfly, « You Really Got Me » des Kinks, la souvent oubliée « Mistic Eyes » de Them ou encore plus tôt dans les années 50 « Rumble » de Link Wray un instrumental banni des ondes de radio aux Etats-Unis. Il y eut également des groupes qui avaient déjà bien repoussé dans ses derniers retranchements soniques le rock électrique (The Stooges et le MC5, Led Zeppelin, The Who…) mais Black Sabbath ne jouait pas juste fort, ces gars jouaient lourds et surtout cherchaient à créer ces ambiances de cauchemar qui allaient devenir la marque du Metal. Black Sabbath n’est pas un modèle indépassable mais il y a dans ce premier album la source d’où jailliraient le Doom, le Stoner Rock et surtout des milliers de groupes. Kurt Cobain, Henry Rollins et tant d’autres n’ont jamais fait mystère de leur admiration pour un groupe plus souvent qu’à son tour étriller par la critique rock. Le légendaire Lester Bangs détesta ces Anglais besogneux et sans talents dont le plus grand mérite qu’on pouvait leur concéder étaient de ne pas être si mauvais - l’article est en ligne https://www.rollingstone.com/music/music-album-reviews/black-sabbath-188300/.
Prenez Fun House des Stooges sortit en 1969 il pourrait être un concurrent sérieux à ce Black Sabbath comme origine du Heavy Metal mais il manque par exemple au groupe d’Iggy Pop et des frères Ashtons ces emprunts à Tolkien (« The Wizard ») et Lovecraft (« Behind The Wall Of Sleep ») qui seront des inspirations récurrentes pour le Metal, et qui sont déjà présents chez les Anglais. The Stooges pour influents qu’ils furent étaient trop idiosyncratiques pour entraîner un mouvement. Susciter des vocation, oui. Pousser à la création de groupe, oui. Faire école, non. Cinq décennies se sont écoulées et le sens des chansons de Fun House demeurent largement cryptique, il en va différemment de celles qui figurent sur le premier effort de Black Sabbath. The Stooges n’ont pas, et c’est un euphémisme, touché le cœur des masses parce qu’ils étaient trop abscons et trop bizarres pour ça. Black Sabbath était juste ce qu’il fallait pour énerver les parents et les gens sérieux tout en plaisant aux ados en mal de rébellion avec son image immédiatement compréhensible, ingérable et duplicable. Oui ce fut peut-être une affaire d’image, comme souvent, plus que de musique à proprement parler. Et Black Sabbath de faire partie d’une deuxième British Invasion qui celle-là ne serait plus menée par des Beatles en instance de divorce mais par Led Zeppelin.
Black Sabbath de Black Sabbath est un album auquel la postérité a fait porter un lourd fardeau mais qui s’en sort plus tôt bien. Il n’est que très légèrement sur côté, ce qui est souvent le risque des albums devenus canoniques, et reste un bon album pour enterrer encore et encore le rêve hippie.
R.V.