Bacchanale électrique
Fun House a 50 ans et il reste un mystère. C’est aussi un de ces incontournables sur lequel le temps n’a pas prise et une furie qui jamais ne trouvera la raison
Comment ont-ils fait ? Comment un album comme Fun House a‑t‑il pu être enregistré ? A cette question aucune réponse ne sera apportée dans le texte qui suit. C’est un mystère et devant ce monstre le pauvre cartésien se trouve démuni devant une énigme insondable. Fun House est question de sensations, d’émotions, de frustrations et de ressentis. Plutôt que de lire la prose qui suit jetez-vous sur cet album qui relève du prodige.
Pour ceux qui tiennent à lire cette bafouille commençons par le commencement. Fun House est le deuxième album des Stooges le groupe dont Iggy Pop est le chanteur, dont les frère Ashton, Ron et Scott, sont respectivement le guitariste et le batteur, et qui a pour bassiste Dave Alexander. On entend aussi un saxophoniste déchaîne, agressif et affranchi (à l’image de ce 33 tours) joué par Steven MacKay. Il apparaît sur « 1970 », « Fun House » et « L.A. Blues » soit la face B de l’ancienne galette de vinyle - même s’il est aussi présent sur « Slide (Slidin’ the Blues) » et « Lost in the Future », qui n’ont pas été gardés au mix final.
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Deuxième ou second ? Raw Power, qui viendrait plus tard dans les années 70 (en 1973, trois ans plus tard en ces temps où la musique allait si vite c’est une éternité) est presque l’album d’un autre groupe. Ce ne sont plus The Stooges mais Iggy and The Stooges et le chanteur est le seul à apparaître au recto de la pochette, le reste du groupe est relégué au dos. Le bassiste, Dave Alexander est parti, Ron Ashton est passé à la guitare basse et il est remplacé à la guitare électrique par James Williamson. Produit par David Bowie, pour une maison de disques qui n’est plus Elektra, qui hébergea les premiers méfaits d’Iggy et sa bande, mais Columbia Raw Power est un toute autre animal qui annonce le punk rock à venir et se singularise par le refus de certaines boursouflures qui faisaient ailleurs des ravages. Fun House par contre est l’apogée et le chant du cygne des Stooges première période, le zénith de la haute époque du groupe de Détroit.
Second ou deuxième ? Peu importe. Fun House arrive après le premier effort du quatuor. Ce premier album appelé The Stooges a été produit par John Cale, ci-devant membre du Velvet Underground, qui avait pour mission (impossible ?) de transformer le magma sonore du gang fraichement signé, sur recommandation des grands frères du MC5 (un autre groupe de Détroit à côté duquel les Amerloques passèrent pour se donner au premiers Anglais venus), pour en faire quelque chose de présentable. Pas forcément commercialement mais au moins d’écoutable sur disque. Le groupe détesta le résultat mais avec des chansons comme « 1969 » (qui ouvre les hostilités), « No Fun » et « I Wanna Be your Dog » les classiques du groupe ne manquent pas. Il n’y a pas de mauvais album des Stooges, il y en a de moins consistant, comme le premier, ou qui n’arrive pas au bon moment trop tard ou trop tôt, comme Raw Power, et il y a Fun House qui se vendit mal mais qui devint culte (une quasi constante dans la carrière discographique d’Iggy) et qui est de bout en bout une succession de raclées magistralement administrées par un groupe dont on a enfin réussi a canalisé la furie non pour l’atténuer mais pour mieux la concentrer et en démultiplier l’effet.
C’est à Don Gallucci qu’incomba cette tâche de prime abord ingrate. L’ancien claviériste des Kingsmen, les responsables de cette version de « Louie Louie »reprise par tout le monde, de Toots and the Maytals à Motörhead. Un passé qui ne laissait pas indifférent les Stooges. En studio Gallucci sut écouter les membres du groupe pour leur offrir des conditions d’enregistrements qui satisferaient leur idiosyncrasie musicale. Fun House fut donc enregistré dans des conditions aussi proche que possible de ce que le groupe pouvait donner en concert. Les musiciens jouaient ensembles, Iggy tenaient son micro dans sa main, les amplis étaient disposés côte à côte et Gallucci décida de consacré chaque jour en studio a une chanson jouée et rejouée, on ne garderait pour l’album que la meilleure des versions.
Cette approche live en studio et la cohérence des musiciens, y compris le petit nouveau Steven MacKay, donne à Fun House cette fureur indomptable qui vous agrippe et ne vous lâche qu’une fois épuisé à la fin de « L.A. Blues ». Fun House est un miracle car jamais les Stooges ne sont un groupe qui jamme jusqu’à l’ennui. La démonstration de virtuosité n’est pas leur affaire. Ces gars ne sont pas des hippies mais des petites teignes qui ont poussé dans l’environnement hyper compétitif et musicalement violent du rock high energy de Détroit au milieu de gens comme les Amboy Dukes (Ted Nugent), Bob Seeger, et les déjà nommés MC5. The Stooges étaient les plus exubérants, excentriques, atypiques et foutraques de cette scène.
Cette cohésion serait veine s’il n’y avait ces sept titres qui ne pourraient bien parler que d’une chose : sexe. Il faut entendre Iggy Pop, ânonné, hurlé, s’égosillé, braillé comme un dément, scandé ses textes comme possédé par des pulsions inavouables pour s’en convaincre. Les années 60 et 70 furent un grand moment de libération face au carcan moral de la société bourgeoise et Fun House hurle son appétit pour une plus grande liberté, c’est ce message qui fascinera les gamins qui quelques années plus tard inventeraient le punk rock. En attendant Iggy Pop n’est pas encore, pas déjà, obsédé par Sinatra, il n’est pas encore un crooner rock. Il revendique plutôt l’influence d’Howlin’ Wolf, il y a aussi du James Brown dans les interjections de James Osterberg. Son chant annonce les onomatopées, les cris d’animaux en rut de Lux Interior, le vocaliste des Cramps.
Sept titres et des airs d’orgie. La bacchanale électrique s’ouvre sur « Down on the Street » et un « Ouh » dont on ne sait s’il accompagne un coup de rein ou s’il est l’effet d’un coup de poing dans le plexus. Le titre n’a pas d’intro. Nous sommes jetés dans la mêlée sans ménagement. Comme si nous surprenions, bien involontairement, une scène primitive à la fois charmés et dérangés par les spectacle qui s’offre à nous. Iggy Pop est le maître de cérémonie, les trois musiciens sont les enfants de chœurs inquiétants de ce culte dionysiaque. Encore sonné que déjà déboule « Loose » et son riff de guitare. Ron est vite rejoint par la batterie de son frère Scott et la basse de Dave. La section rythmique donne le pou de ce monstre biomécanique. La batterie en serait le cœur animal, la pulsation frénétique, alors que la guitare basse est ce vrombissement de réacteur qui propulse la créature de cauchemar. Sur cette assise rythmique, Scott riffe et plante quelques solos comme autant de banderilles. Là encore l’auditeur constate effaré l’efficacité redoutable du groupe, l’absence de gras. Encore sonné Iggy nous tire de notre abrutissement en criant à s’en casser la voix, c’est le début de « T.V. Eye » et son guitariste le rejoint pour nous présenter son nouveau riff. Lorsque la section rythmique déboule pour un nouvel assaut sonore c’est l’extase du masochiste enfin satisfait qui nous envahit. « T.V. Eye » c’est être fixé par quelqu’un, dans le morceau une fille. Il y a quelque chose d’obsessionnel, d’envahissant et aussi de plaisant et de gratifiant. « T.V. Eye » est donc une chanson enthousiasmante et répétitive avec sa sensation de boucle. « Dirt » clôture la première face du 33 tours et c’est peut-être ce que les Stooges ont enregistré de plus méchant sur cet album. Roulement de batterie, puis c’est la basse qui entre dans la danse et enfin la guitare. « Dirt » est différent de ses prédécesseurs, il n’a pas ce côté ramassé, compact. Le titre évoque un blues lent et surtout il s’ouvre sur de grands espaces. L’assaut est moins frontal, il est plus lancinant. Finit les charges façon harde d’éléphants, place à la froide détermination des reptiles. « Dirt » se déploie et s’étend, occupe le terrain. Il ramène un semblant de calme même si la sérénité repassera.
« 1970 » rallume la mèche en face B. Déclaration d’amour enfiévré d’un Iggy Pop qui n’en peut plus et à très envie de tirer sa crampe ? Rebaptisé « I Feel Alright » la chanson serait reprise sept ans plus tard par The Damned sur leur premier album, manière d’assurer la filiation. La batterie de Scott martèle les cervelles avec force et comme sortie de nulle part le saxophone de Steven MacKay surgit dans la dernière ligne droite. Pour ceux qui en doutait le saxophone peut être un instrument agressif et teigneux (il suffit de comparer le jeux de Sonny Rollins à celui de John Coltrane). Steven est dès lors de tous les titres, il faut l’entendre dialoguer avec la guitare de Ron sur « Fun House » la chanson qui a donné on nom a l’album. Ce saxophone propulse la musique du groupe dans des territoires encore plus sauvages, plus brutaux. Iggy est ravi. Il hurle « Come on Steve ! » comme par chez nous un chanteur Belge pouvait envoyer un « Chauffe Marcel ! » ou comme James Brown pouvait en appelé à la puissance d’un de ses musiciens. Iggy en perd les mots. Les structures traditionnelles de la chanson rock sont dès lors désuètes, les paroles sont sans valeur devant un tel déluge, devant une telle fureur. Fun House s’achève sur « L.A. Blues » et ce qui restait encore d’un peu consistant, de solide chez nous pauvres auditeurs est définitivement liquéfié. La déconstruction s’achève sur cette jam apocalyptique dont l’existence même était au moment de sa sortie une atteinte au bonnes mœurs. Cinquante ans plus tard, à écouter la musique populaire actuelle on rumine l’échec final du rock et l’on se dit que cela reste toujours aussi peu écoutable. Que ces quatre minutes de bruits bruts restent toujours aussi difficile à digérer et demeurent un assaut définitif contre tous ce que le monde peut faire de commercial, de grand public, de vendeur et de bon goût. Cinquante ans après « L.A. Blues » est toujours aussi vain, marginal et dépourvu du moindre effet sur les masses et la connerie ambiante. La charge est vaine mais héroïque, pour qui est sensible au panache on ne peut qu’en avoir la larme à l’œil.
Fun House ne se vendit pas ou trop peu en 1970 et ne se vendrait toujours pas ou trop peu aujourd’hui en 2020 année de ces 50 ans. Pour cet anniversaire une édition pachydermique et onéreuse de la chose a été sortie par les gens de Rhino la succursale dédiée au réédition de Warner. C’est que malgré tout ce 33 tours n’est pas sans héritiers même si personne n’a jamais sonné comme The Stooges. La filiation avec punk a déjà été évoquée dans cette chronique, mais il n’est pas le seul à être en gestation de Fun House le metal aussi est un rejeton des Stooges. Le stoner, certaines parties du doom on pense aux Anglais d’Electric Wizard, même si la filiation est moins assumée et qu’elle a ce petit côté relation adultérine sont des enfants illégitimes peut-être mais bien réels des Stooges et de cet album. Fun House est avec Black Sabbath de Black Sabbath l’autre classique qui en 1970 enterre les années 60 et prédit l’avènement du heavy metal et de son infinité de genres et de sous‑genres, de cross-over dans tous les sens qui n’ont eu de cesse depuis lors de pulluler.
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R.V.