Honky Tonk Blues
Un album country intemporel sorti sur un label indépendant des plus éclectiques c’est tout ça et plus encore Roots Volume 1 de Merle Haggard
Merle Haggard a quitté ce monde en 2016 à 79 ans, il est de ces rares êtres humains rattrapés par la Faucheuse le jour de leur anniversaire. Le chanteur, auteur, compositeur et multi‑instrumentiste laisse derrière lui une carrière de plus d’un demi-siècle et comme Johnny Cash a continué à enregistrer de la bonne musique jusque dans ses dernières années de vie. Roots Volume 1 est de ces albums tardifs qui valent qu’on s’y arrête.
Si l’on prend la carrière de Merle Haggard par le petit bout de la lorgnette sensationnaliste il y a cette histoire du prisonnier qui a eu une révélation en voyant Johnny Cash à San Quentin lors d’un concert que l’homme en noir a donné dans le pénitencier où plus tard, en 1969, il reviendrait enregistrer un album en public appelé à devenir légendaire. Mais au moment où est enregistré et publié cet album live Merle Haggard a déjà fait son trou dans le monde de la country en sortant depuis ses débuts discographiques en 1965 avec Strangers deux à trois albums par an. Le genre de productivité que plus personne ne saurait, ne voudrait ou ne pourrait fournir aujourd’hui. Fils de Okies, ces habitants de l’Oklahoma, du nord du Texas et des environs chassés de chez eux par la Grande Dépression, les Dust bowl (Les Raisins de la colère), des banquiers sans pitié ou un peu des trois à la fois et qui échouèrent en Californie où ils furent fraîchement accueillis par les locaux, Merle Haggard reçu sa première guitare à douze ans, un cadeau de son grand frère et l’adolescent apprit à jouer en écoutant les quelques disques de ses modèles qu’il y avait à la maison. Ce furent les inspirations de toute sa vie, l’incontournable Hank Williams, le Shakespeare Hillbilly, Lefty Frizzell (deux des héros de cet album comme nous le verrons) et le texan Bob Wills le violoniste figure de proue du western swing qui avait acquis le respect des jazzmen noirs qui l’ont vu jouer en concert.
C’est en hommage à ce dernier que Merle Haggard grava dans le vinyle en 1970 A Tribute to the Best Damn Fiddle Player in the World (or, My Salute to Bob Wills) une déclaration d’amour pour la musique d’un grand pionnier qui avec énergie et fougue appelait à la dance, jetait des ponts entre le jazz des afro‑américains et la musique des petits blancs (hillbillies) et qui influença ce qui allait devenir le rock’n’roll et le rockabilly. Sans Bob Wills & His Texas Playboys pas de Bill Haley & His Comets.
Merle Haggard enregistra Roots Volume 1 dans un esprit voisin. Cette fois ce n’était plus le western swing qui était à l’honneur mais la country honky tonk, celle des bars, de la fête et aussi de la picole par ce qu’elle est partie ou que le travail abrutissant voire aussi d’une certaine promiscuité. C’est la part débraillée de la country music familiale et bien sous tous rapport produite à Nashville. Il n’y a pas une frontière infranchissable entre les deux approches, la grande Patsy Cline eut l’occasion, en substance, de déclarer que s’il y avait un fiddle c’était du honky tonk alors que s’il y avait plusieurs violons c’était du Nashville sound. Cline qui avait commencé dans les bars avant de devenir une star était bien placée pour avoir une petite idée sur ce genre de nuance.
Mais revenons à ce Roots Volume 1. Sur ce deuxième album pour Anti- Records (compagnie sœur d’Epitaph Records), Haggard enregistre un album à l’ancienne occasion de reprendre à la manière d’antan « Honky Tonkin’ » de Hank Williams, cinq titres de Lefty Frizzell dont le truculent « If You’ve Got The Money (I’ve Got The Time) », le tendre « Always Late (With Your Kisses) » et le désespéré autant que misogyne « My Baby’s Just Like Money », le standard « The Wild Side of Life » un tube de 1952 chanté par Hank Thompson qui entraîna une réponse interprétée la même année par Kitty Wells sous le titre It Wasn't God Who Made Honky Tonk Angels. Au milieu de ces chansons millésimées Merle Haggard glisse trois de ses propres compositions « More Than My Old Guitar » avec ces vers mémorables « I love my old guitar like God loves the poor », « Runaway Mama » parce qu’il est bon de chialer dans sa bière quand l’aimée est volage et l’une de nos favorites « I’ve Got A Tender Heart » entendue d’abord reprise par Eleni Mandell (Country for True Lovers, 2003 enregistré avec l’ancien membre de Lone Justice et le deuxième guitariste de X Tony Gilkyson). Une chanson qui parle de faiblesse masculine, de ce petit cœur caché sous des dehors un peu rude. Dira-t-on jamais assez que si la country s’est parfois laissez aller à une plus ou moins grande misogynie, ce genre n’est absolument pas macho pour deux sous. Le sentimentalisme, une forme de masochisme et de pessimisme empêche le chanteur country de rouler de mécaniques comme le faisait les shouter du rhythm & blues ou leur rejeton soul. Le chanteur country aime montrer ses plaies et ses bosses, se faire pitoyable.
Roots Volume 1 est un album du cohérence folle. Rien ne vient distinguer le répertoire de Merle Haggard de celui de ses prédécesseurs. La cohésion de l’album est parfaite et on serait tenté d’attribuer cette réussite à la qualité des musiciens, aux chansons sélectionnées avec soin et un enregistrement fait à la maison, dans le salon de Merle Haggard, et sans overdubs nous précisent les notes de pochette. Il en résulte la suave sensation d’avoir Merle Haggard et le reste des musiciens qui jouent rien que pour vous avec l’évidence de gens qui ont toujours fait de la musique ensemble. C’est une illusion mais ce qui n’en n’est pas une c’est l’amour pour un genre et pour cette douzaine de titres qui émane de cet enregistrement.
Avec cet album Merle Haggard est tellement loin des modes que Roots Volume 1 est d’emblée un disque intemporel, un truc déjà vieux à sa sortie et qui ne vieillira plus, même aujourd’hui 20 ans après, ou presque, ces douze chansons n’ont pas vieilli d’un iota. Être dans le vent c’est avoir un destin de feuille morte comme disait l’autre. Roots Volume 1 n’a jamais été dans le vent. Hélas il n’y a pas de Roots Volume 2 mais la discographie de Merle Haggard est pléthorique et les réussites n’y manquent pas.
R.V.