Bowling & Kidnapping
Film culte des années 90 s’il en est The Big Lebowski est une comédie noire qui passe admirablement bien les décennies
Synopsis : Lorsque deux hommes font irruptions chez lui, le menacent et que l’un d’entre eux urine sur un tapis qui va vraiment bien dans la pièce, Jeff « The Dude » Lebowski décide de faire quelque chose. Lui qui ne recherche qu’un autre tapis pour remplacer celui qui a été souillé va se retrouver aux milieux d’intrigues multiples avec beaucoup de tenants et d’aboutissants.
The Big Lebowski a pour moi un goût de lycée, parce que c’est dans ces années qui précèdent le bac que je le vis pour la première fois. Le long métrage des frères Cohen était passé à la télé et si ma mémoire ne me joue pas des tours il avait dû être enregistré sur une cassette vidéo. Ah ! le magnétoscope quatre têtes qui permettait d’en mettre deux fois plus sur la bande. Ce film a donc ce parfum de nostalgie qui chez moi est associé à la fin des années 90, à ce temps d’avant le 11 septembre et, me semble-t-il, des siècles avant la crise de 2008.
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En 1998, quand The Big Lebowski sort en salle, Ethan et Joel Cohen ne sont plus des débutants. Ils ont déjà signé le drôle et grinçant Fargo (1996), qui s’est depuis mué en série pour Netflix, et l’étrange Barton Fink (1991). Les frangins ont construit un univers entre comédie et films noirs qui parfois flirte avec le fantastique. Avec The Big Lebowski et leur héros The Dude (Jeff Bridges) ils imposent un personnage de marginal aux antipodes du héros américains de cinéma tel qu’imposé par un Bruce Willis. Un personnage passif autour duquel s’agite une caricature de l’ère reaganienne, son homonyme joué par David Huddleston, la fille de celui-ci, la splendide Julian Moore, une artiste contemporaine, trois nihilistes allemands (Peter Stromare, Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers, et Torsten Voges), un producteur de films pornographiques, Jackie Treehorn (Ben Gazzara) et ses deux sbires (Philip Moon et Mark Pellegrino), et Walter Sobchack (John Goodman)le meilleur ami caractériel mais fidèle (il continue à s’occuper du chien de son ex-femme), un vétéran du Viêt-Nam qui est encore un peu dans les rizières. Une liste non-exhaustive de la faune colorée mais rarement sympathique ou aimable qui s’ébroue dans le film.
L’amitié qui lie The Dude et Walter est basée sur le principe des contraires qui s’attirent tant les deux personnages sont opposés. Walter a fait le Viêt-Nam, est volubile et volontiers soupe au lait. Jeffrey « The Dude » Lebowski est quant à lui un naufragé de la contre-culture des années 60, un homme apathique improductif qui est l’antithèse parfaite de la réussite sociale. Il est trop fainéant pour ne serait-ce que songer à être mal honnête, Walter n’a pas vraiment ce genre de scrupules. The Dude parle peu, il peine parfois à finir ses phrases, bredouillent souvent, ce n’est pas grave Walter parle pour deux et plus c’est gros mieux c’est. Walter débite l’essentiel des répliques cultes (il faut s’appeler Cohen pour pouvoir faire dire à un personnage que le national-socialisme ça c’est une culture) et il ramène tout au Viet-Nam que ce soit la Guerre du Golfe, en jugeant les mérite comparés des hommes en pyjama noir de ceux des types qui porte des nappes à carreau sur la tête, ou le bowling qui a des règles pas comme le Viet-Nam. Il y a dans ces deux personnages un mélange de caractère qui dynamise l’action, les gaffes et le caractère sanguin de Walter étant source de nombreux rebondissements. Le lien entre eux deux c’est avant tout leur équipe de bowling. Un trio dont le troisième homme Donny, Steve Buscemi, est tout au long du film réduit au silence par Walter.
Comme dans un film noir, genre auquel The Big Lebowski emprunte sa trame, l’enjeu de l’intrigue est secondaire et passe après la galerie de personnages et leurs relations. L’intrigue est tarabiscotée comme dans un vieux Raymond Chandler et en fait tourne assez largement autour de Bunny Lebowski (Tara Reid), un personnage aussi central qu’absent qui fait le lien entre les différents personnages antagonistes car c’est un joyeux panier de crabe. Le tapi souillé d’urine par deux hommes de main n’est qu’un prétexte pour amener The Dude, un homme à la vie qu’on devine routinière, à sortir de son train-train et à croiser la route de personnages qu’il n’aurait pas rencontré autrement.
Avec un héros aussi peu prompt à prendre les choses en main, à tout simplement agir la réalisation doit donner du rythme et aussi du relief à une intrigue qui pourrait être ennuyeuse. A côté du parti pris comique et en fin de compte assez léger, il n’y a presque pas mort d’homme, enfin pas de mort non accidentelle, Ethan et Joel Cohen pimente le film de séquences oniriques et hallucinogènes. C’est au cours de l’une d’elle, qui voit Julian Moore vêtue d’un costume de Walkyrie wagnérienne, que The Dude s’agite comme jamais avec une chorégraphie dans un décors qui évoque les films musicaux de jadis. Certaines séquences captent l’œil comme ce plan filmé depuis l’intérieur d’une boule de bowling, merci les images de synthèses.
The Dude est au final un personnage passif qui se fait manipuler, taper dessus, et qui lorsqu’enfin il découvre le pot-aux-roses n’en tirera aucune gratification, plus précisément encore, il s’empresse de retourner à sa petite vie tranquille d’homme qui ne sera jamais un modèle de réussite. Les frères Cohen réussissent là un film dont le héros coche toutes les cases de l’anti-héros, du négatif du héros. The Dude est l’une des plus belles figures de raté offerte par le cinéma U.S., un type de personnage que chérissent tout particulièrement Ethan et Joel Cohen.
R.V.