La charge héroïque
Motörhead dans sa formation de légende à son summum et un album qui fit l’histoire c’est tous ça Ace of Spades et aussi le point ultime d’expansion du rock’n’roll
Cette année 2020 marque le cinquantième anniversaire de Black Sabbath, le premier album du groupe du même nom, et aussi les quarante ans d’Ace of Spades de Motörhead. Alors causons un peu du quatrième effort de Motörhead voulez-vous et commençons par poser-là tout de suite, comme on formule un axiome, qu’Ace of Spade est un chef-d’œuvre électrique, l’un de ces albums sans lequel une bonne discothèque rock ne serait pas tout à fait complète. Ceci posé passons à la suite.
Il y a des albums dont il est impossible de parler froidement et calmement. De ces galettes qui ne manquent jamais de convoquer les superlatifs. De ces enregistrements qui firent la geste rock, sa légende. Ace of Spades est de ces 33 tours historiques qui n’invitent ni à l’examen serein ni surtout à la contemplation passive devant une grande œuvre belle certes mais un peu distante. Nous ne sommes pas devant le Pet Sounds ou le Odessey and Oracle de 1980 - toute personne de goût ce devant d’aimer les uns et les autres. Ace of Spades n’est pas là pour faire joli, être poli et paressé mollement en attendant que ça passe. Ace of Spades c’est la musique dont rêvait Attila sur son cheval, parce qu’après ça l’herbe ne repousse plus. Le look mi‑desperados mi‑bikers de l’enfer du trio sur la pochette est une note d’intention, cet album c’est ce que vous aurez de plus proche de Mad Max à vous mettre dans les oreilles. Ces trois‑là, des prolos plus ou moins patibulaires qui sont aujourd’hui tous morts, sont à jamais une horde sauvage de barbares soniques venus ravager la civilisation qui n’attend que ça.
Un bon moyen pour se calmer et ne pas trop s’emporter c’est de faire un peu de mise en contexte. En 1980 Motörhead a connu un faux départ avec l’album enregistré mais à l’édition longtemps différée qui deviendrait On Parole et a depuis 1977 gravé quatre albums et deux rien que pour l’année 1979 ! Il y eut d’abord au printemps Overkill qui porte bien son nom tant il est over à peu près tous ce qui se faisait à l’époque. C’était le 33 tours unificateur qui mettait d’accord, en ces temps de fragmentation parfois violente l’exploit n’était pas mince, punks et skins, mods et rockeurs ainsi que la tribut des métalleux - qui eux n’étaient pas encore éparpillés en une myriade de chapelles, de genres et de sous genres, de cross-over multiple. Ensuite toujours en cette mirifique année 1979, à l’automne, il y eut Bomber dont le plus grand défaut est qu’il arrive après le monstrueux Overkill et qu’il s’inscrit comme la suite logique de son prédécesseur. 1979 est l’année de la percée de Motörhead, peut-être bien la plus grande années des quarante ans de carrière du groupe. Lorsqu’arrive Ace of Sapdes Motörhead n’a plus à faire ses preuves mais il doit confirmer son statut ce qui n’est pas une petite pression. Pression à laquelle Ian « Lemmy » Kilmister (24 décembre 1945 – 28 décembre 2015), « Fast » Eddie Clarke (5 octobre 1950 – 10 janvier 2018) et Phil « Philthy Animal » Taylor (21 septembre 1954 – 11 novembre 2015) répondirent en étant encore plus rapides, agressifs, abrasives et bruyants. Une attitude payante. On parle, pour ceux qui aiment les chiffres, de douze chansons expédiées en à peine plus de trente-six minutes. Et quelles chansons.
Dès les premières secondes d’« Ace of Spades », la chanson titre qui ouvre l’album, la basse de Lemmy vous attrape et ne vous lâchera plus avant la fin et que « The Hammer » ait fini d’enfoncer le dernier clou du cercueil. La batterie de « Philthy Animal » vous passe à tabac goguenarde et la guitare de « Fast » Eddie vient régulièrement appuyer là où ça fait mal à coup de solos expéditifs et anti superfétatoires. Les plus sensibles se demanderont pourquoi ils s’infligent ça avant d’en redemander. Les autres moins bégueules en matière de masochisme sonique savourerons sans se poser de question parce que parfois comme l’aurait dit Leopold von Sacher-Masoch c’est bon d’avoir mal. « Ace of Spades » comme ailleurs « Killed by Death » est de ces chansons dans lesquelles Lemmy déverse sa rugueuse philosophie à coup de phrases imparables comme se définitif « I don’t want to live forever » qui au final est plus pertinent que le post-adolescent « Hope I die before get old » des Who dans « My Generation ». Lemmy n’est peut-être pas un grand métaphysicien mais sa philosophie pragmatique ne manque n’y d’humour ni d’un bon sens terre-à-terre qui protège efficacement du ridicule. C’est que celui qui a été élevé par sa mère et sa grand-mère, son père pasteur avait abandonné sa petite famille, est aussi un parolier intéressant qui ne s’embarrasse pas de fioriture, un auteur direct qui laisse à d’autres les paroles absconses et l’hermétisme.
Entre ces deux extrémités il y a « (We Are) The Roadcrew » l’hymne ultime aux roadies, ceux sans qui un groupe ne pourrait donner de concert, les techniciens, les hommes à tout faire sans qui pas de magie. Ici Motörhead chante la vie sur la route comme une Anabase électrique, une expédition de conquête, c’est à la fois violent, entraînant, exaltant et terriblement jouissif. A propos de jouissance, il est aussi pas mal question de sexe sans complexe « Fast And Loose »,ou ce « Love Me Like A Reptile » et sa rythmique de serpent à sonnette. Quant à « The Chase Is Better Than The Catch », un titre qui rapproche (qui l’eut cru ?) notre Lemmy des libertins français du XVIIIème siècle qui eux aussi pensaient que la chasse surpassait la capture.
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Il n’y a pas de chanson faiblarde ici, ni de bouche trou ou de remplissage mais la quintessence d’une formule. Ace of Spades est un enregistrement tout en muscles, nerfs et tendons, pas une once de gras, comprendre de solos inutiles et autres longueurs intempestives, et c’est là où l’on en vient à un simple constat, en 1980 Motörhead n’est pas un groupe de heavy metal en dépit de l’influence que le trio aura sur ce surgeon de l’arbre rock et sa montée aux extrêmes dans les années 80 et après. Avec le temps et les changements de personnel Motörhead a fini, ne serait-ce que par instinct de survie, à métaliser (qu’on nous pardonne le néologisme) son son mais Lemmy n’a jamais caché qu’il ne se sentait pas une âme de metalhead affirmant qu’il se sentait plus proche de groupes punks comme The Damned, Johnny Thunders & The Heartbreakers, Sex Pistols (il tenta d’apprendre la basse à Sid Vicious, sans doute son plus grand échec) ou des Ramones (qui lui inspirèrent le définitif « R.A.M.O.N.E.S. ») que des formations métalliques comme Judas Priest Black Sabbath ou de ceux qui furent rassemblés sous l’étiquette New Wave Of British Heavy Metal (NWOBHM) les Iron Maiden et consorts.
Le secret de Motörhead sur Ace of Spades et ce qui au fond distingue le trio des groupes de metal réside dans l’amour de Lemmy Kilmister pour le rock’n’roll originel celui d’Elvis Presley, Chuck Berry, Jerry Lee Lewis (le dernier de ces messieurs encore en vie) et de son préféré Little Richard qui vient de nous quitter en ce printemps 2020 particulièrement funeste. Lemmy est né en 1945, il a autour de 10 ans quand le rock’n’roll atteint les rivages d’Albion, assez vieux pour se souvenir de l’avant et le bon âge pour ne jamais s’en remettre. Dans le film documentaire Lemmy tout entier à la gloire du bassiste-chanteur il y a cette séquence où l’on voit un gamin de l’école qui a été celle de Ian Kilmister jouer au piano « Ace of spades » et il n’y a aucun doute que l’inspiration pour ce titre est plus à chercher du côté de Little Richard ou de Jerry Lee Lewis que du côté de Black Sabbath, de Deep Purple ou de Budgie. Motörhead est à sa façon bruyante et saturée le groupe de rock’n’roll définitif celui qui a poussé dans ses derniers retranchements cette musique apparue 25 ans avant la sortie d’Ace of Spades. Il y a aussi dans la musique du groupe des réminiscences du rock’n’roll anglais de Johnny Kidd & The Pirate dont Motörhead et Girlschool livrèrent pour le maxi 45 en commun St. Valentine’s Day Massacre (enregistré en décembre 1980 et sorti en janvier de l’année suivante) une version volcanique irrésistible du « Please Don’t Touch » du vieux pirate. Et parce qu’il faut rendre à chacun son dû c’est la batteuse de Girlschool, Denise Dufort, qu’on entend sur tous les morceaux Phil Taylor, le bras cassé était excusé avec un mot de son docteur.
Même si, nous n’en démordrons pas, Motörhead n’est pas du moins à ce moment de son histoire un groupe de metal son influence fut primordial sur le speed metal et pour ce qui allait devenir le thrash metal - certains regretterons à jamais que Lars Ulrich grand fan du groupe est délaissé le tennis pour la batterie. En la matière il ne fut pas le seul groupe à influencer le thrash metal en devenir sans être lui-même de strict obédience métallique, le punk et le hardcore participèrent aussi du durcissement du son et de l’accélération du tempo voire de la recherche d’une énergie rentre-dedans qui dépasse la question de la virtuosité technique. Ace of Spades est un album qui marqua de son emprunte le metal mais aussi le hardcore le jeune Henri Rollins qui avait appris à mépriser tous les groupes à cheveux longs en fut tous retourné ce qui n’est pas mal pour Lemmy qui avait autour de ces 35 ans ! Dans la foulée, et pour parachever la liste des classiques de Motörhead le groupe sortit No Sleep ‘til Hammersmith, l’album en concert qui n’a pas peur de se mesurer à des monstres comme Kick out the Jam du MC5, rien de moins. La suite disons que c’est presque une autre histoire.
R.V.