JUDY MOWATT
REINE PARMI LES REINES
Parlons d’une des I Three, voulez-vous ? Parlons un peu, au presque rien, peut-être même pas assez de Judy Mowatt
Lorsque les chemins de Bob Marley, Bunny Wailer et Peter Tosh divergèrent The Wailers cessèrent d’être un trio vocal pour devenir le groupe qui accompagnait la star internationale du reggae, l’homme qui fit entrer la musique jamaïcaine dans les foyers de millions de Français, de Japonais, de Brésiliens ou d’Ivoiriens. Bob Marley aurait fort bien pu retrouver deux vocalistes masculins pour remplacer ces anciens compagnons les prétendants talentueux n’auraient pas manqué mais il fit un autre choix et recruta les I Three, un trio féminin composé de son épouse Rita Marley, de Marcia Griffith, qui alors que nous écrivons ses lignes est confinée en Floride pour cause de Covid‑19 où elle a appris le décès de son ancien partenaire Bob Andy avec qui elle avait connu un premier succès notamment avec leur reprise de Young, Gifted and Black de Nina Simone qui s’était bien vendu au Royaume-Uni, et de Judy Mowatt le sujet de ce portrait.
La carrière de Judy Mowatt commence en 1967 au temps béni du rocksteady, elle n’appartient pas à la génération musicale des pionnières que furent Millie Small, Doreen Shaffer ou Patsy Todd qui toutes commencèrent dans le ska, la musique pleine d’énergie qui accompagna les premières années de l’indépendance. Le rocksteady, c’est une autre affaire, la référence n’est plus le jump blues ou le jazz dansant des afro‑américains des Etats‑Unis, mais la toute nouvelle soul music. Les temps avaient changé, c’est ce qu’ils font le mieux, et on rêvait de la Tamla Motown mais les modestes moyens locaux firent que l’on se tourna plutôt vers la soul sudiste celle de la Stax à Memphis et les titres enregistrés à Muscle Shoales dans l’Alabama par, personne n’aurait pu l’imaginer, des musiciens blancs avec des vocalistes noirs. Une affinité qui n’était peut-être bien pas que pragmatique mais spirituelle aussi, qui sait ? Ce que l’on sait en revanche c’est que l’instrumentation du rocksteady était calquée sur celle de Booker T & The MG’s (l’impérissable « Green Onions » tube mondial en 1962) avec batterie, guitare basse électrique, guitare électrique et l’orgue hammond. La formule fut aussi reprise à la Nouvelle‑Orléans par les impérieux Meters et leur groove impeccable. Avec le rocksteady la musique jamaïcaine découvrait l’électricité et la possibilité de ses basses énormes qui font trembler le sol. Les jamaïcains acclimatèrent si bien ce type de formations qu’elles deviendraient la base de la musique de l’île jusqu’à l’explosion du digital reggae au mitan des années 80 avec « Under Me Sleng Teng » de Wayne Smith, son synthétiseur Casio et sa boite à rythme qui rebattirent durablement les cartes. Cette fois la musique jamaïcaine découvrait l’électronique et elle ne serait plus jamais la même.
Mais en 1967 les riddims du dancehall étaient gorgés de soul et Judy Mowatt était une adolescente autour de ses 15 ans. Judith Veronica Mowatt ne se destinait pas à une carrière de chanteuse, elle ambitionnait un avenir de danseuse jusqu’à ce qu’elle rencontre Beryl Levinson. Les deux jeunes filles chantaient pendant leurs répétitions de danse chantaient en harmonie, une aubaine pour Lawson qui avait vu son groupe, The Gaylettes, un trio vocal, se dissoudre après un premier enregistrement, elle convint Mowatt de l’aider à reformer la défunte formation. Merle Clemenson qui faisait partie du précédent trio fit son retour et The Gaylettes renaquirent de leurs cendres.
Le trio croisa la route de Lynford Anderson qui était un ingénieur du son, il les mit en contact avec Lee Perry qui commençait une carrière de producteur indépendant. Une collaboration sans lendemain, la chanson enregistrée fit un flop. Dans la foulée Anderson dégotta à ses protégées un contrat chez Ferderal Recordings qui les prit comme choristes de cession, un travail régulier, et leur permit en outre de faire leur percée avec le 45 tours « Silent River Runs Deep »/« You’re My Kind of Man » deux titres écrits par Henry Buckley qui propulsèrent The Gaylettes sur le devant de la scène. Ces deux chansons sont des romances lacrymales à faire chialer le plus endurci des rude boys. Ce fut dans ce registre sentimental qu’elles brillèrent avec d’autres perles comme « If You Can’t Be Good, Be Careful » ou cette reprise de « That’s How Strong My Love Is » - une chanson déjà interprétée par O.V. Wright, Otis Redding et The Rolling Stones. L’expressivité juvénile de ces voix sur ces enregistrements évoquent les mélodrames chantées par The Shangri-Las.
Il y eut durant la brève carrière des Gaylettes d’autres reprises de chansons américaines comme « Zip A Dee Doo Dah », « Son of A Preacher Man » ou « Yester-Me, Yester-You, Yesterday ». En 1969 Beryl Levinson et Merle Clemenson immigrèrent aux Etats-Unis, The Gaylettes venaient d’exploser en plein vol. Judy Mowatt se retrouva seul et comme dans un trou d’air même si elle honora son contrat il était clair que Ferderal Recordings avait signé pour un trio par pour une chanteuse solo. The Gaylettes étaient finies et avec elles mourraient cet incongruité d’un trio féminin dans un pays qui par contre regorgeait de trios masculins, The Wailers en était un parmi tant d’autres, The Heptones, The Maytals (avec Toots Hibbert), The Ethiopians, The Melodians, The Parangons… cette liste effleure à peine la surface d’un phénomène qui fit les grandes heures du rocksteady et du reggae. Pourtant ce n’était pas comme si les modèles états-uniens manquaient depuis les girls groups façon Ronettes, Dixie Cups ou Cookies jusqu’aux ensembles féminins de la Motown que furent The Supremes et The Vandellas qu’on se perd en conjecture. La misogynie de la société jamaïcaine n’explique pas tout, en tous cas pas la préférence pour les chanteuses en solo ou les duos homme/femme.
Devenue malgré elle une artiste qui volait de ses propres ailes c’est sous le nom de Julie Anne qu’elle continua un temps à enregistrer pour Ferderal Recordings, notamment une belle reprise de « It Must Be Him », une adaptation via les Etats-Unis et la chanteuse Vikki Carr de « Sous son étoile » une chanson de notre Gilbert Bécaud national. Cette période touchait à sa fin cependant, la carrière de Judy Mowatt prit un tournant quand elle commença à travailler avec la productrice Sonia Pottinger au début des années 70.
Madame Pottinger était une exception notable dans l’industrie musicale locale car elle était la seule femme au milieu des sir Coxsone Dood, Duke Reid (avec qui elle était amie et dont elle rachètera la maison de disque Treasure Island peu de temps avant son décès) et autre Prince Buster ou Lesley Kong (voir le portrait de Desmond Dekker pour en savoir plus sur ce sino-jamaïcain). Cette collaboration débuta vers 1971 et fut un grand moment de liberté pour Mowatt qui sous le nom Julian enregistrait ce qu’elle avait envie. Elle montra à nouveau tout à la fois son excellent goût et son ouverture avec une inévitable prédilection pour ce qui venait des Etats-Unis. Il faut l’entendre chanter cette version reggae de « Way Over Yonder » de Carole King alors que le titre qui figurait sur le très bon premier album, Tapestry, d’une des plumes qui avait façonné la pop au début des années 60 était à peine sorti. Judy Mowatt n’était plus une adolescente, les accents adolescents des Galeyttes étaient loin, elle était confiante en son talent et ça marchait bien pour elle.
Si bien qu’en 1973 elle enregistre, sous le nom de Judy Mowatt des diamants comme « Emergency Call », écrite par le complice des débuts Henry Buckley et déterre un vieux rocksteady écrit par Bob Marley, qui n’avait pas du tout marché lors de sa sortie en 1967, « Mellow Mood » une chanson douce et tendre comme Marley savait aussi en écrire. Elle ignorait que son destin serait bientôt lié à celui du grand homme qui n’avait pas encore fait rentrer les rythmes et les mélodies de la Jamaïque dans la sono mondiale. D’ailleurs puisqu’on y arrive Marley, Bob, n’a rien à voir dans la création des I Three, c’est Marley, Rita, qui en a donné l’impulsion.
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Vers la fin de 1974 Rita Marley convia Judy Mowatt à participer à une séance d’enregistrement à Studio One en compagnie de Marcia Griffith. Ce n’était à l’origine rien de plus qu’un travail de choristes pour Rita Marley et Judy Mowatt et ce fut le premier pas vers l’union de trois des voix féminines les plus en vue de l’île. L’alchimie prit si bien que Griffiths suggéra au deux autres de se joindre à elle pour un concert dans un club, The House of Chen. L’essai était transformé. Celles qui prirent le nom de I Three (au singulier, c’est une référence à la sainte Trinité) ouvrirent pour les Jacksons 5 lors de leur tournée en Jamaïque qui donna lieu à la photo qui réunit Bob Marley et Michael Jackson.
Bob Marley n’entra dans cette histoire qu’en 1975. Le 27 août de cette année la mort du Negusse Negest, Hailé Sélassié, fut un traumatisme pour les rastas qui n’étaient guère au fait des réalités éthiopiennes. Marley écrivit en réaction « Jah Live » pressé d’enregistré ce nouveau titre. Dans l’urgence une question se posait qui pour faire les harmonies vocales ? Avec qui enregistré cette chanson alors que Peter Tosh, à la suite de Bunny Wailer, avait claqué la porte ? On attribua à Lee Perry et à sa femme, Pauline, d’avoir soufflé à Bob Marley l’idée de recourir au service des I Three. Il n’est pas impossible que Rita Marley n’est pas eu besoin d’intermédiaire pour proposer ses services à son époux. D’ailleurs ignorait-il que sa femme avait formé un trio d’enfer (qu’on nous pardonne l’expression) avec deux chanteuses qu’il ne pouvait pas ne pas connaître ? Ce qui décida Marley à enregistrer avec sa femme, Mowatt et Griffiths restera sans doute à jamais un mystère d’autant que le principal intéressé à quitter ce monde il y a bientôt (aïe !) quarante ans.
La suite est connue, les harmonies vocales fournies par les I Three furent une des composantes du succès de Bob Marley & The Wailers dans le monde. Une part de féminité dans la musique de Marley et une facette de plus pour ce kaléidoscope musical qui avait une prétention universelle.
Judy Mowatt continua en parallèle à enregistrer de son côté et son « Black Woman » fut le premier enregistrement du studio Tuff Gong fondé par Bob Marley. Et lorsque Serge Gainsbourg débarqua en Jamaïque en 1979 pour enregistrer l’album Aux armes et cætera Judy Mowatt et ses consœurs vinrent assurer les chœurs. Judy Mowatt mena de front sa carrière solo, ses engagements en tant que I Three. La mort de Bob Marley le 11 mai 1981 ne mit pas plus fin à sa carrière qu’à celle de Marcia Griffiths. Mowatt continua à enregistrer même si aujourd’hui comme tant d’autres sa discographie n’est pas des plus simples à se procurer, son album Black Woman parce que publié à l’international par Island Records est moins rare que les autres mais en cherchant bien on peut trouver d’autres enregistrements de la dame en streaming et légalement. Il reste qu’elle fut une voix importante dans la musique jamaïcaine et qu’elle participa à rependre de par le monde ces rythmes syncopées. Judy Mowatt fut donc la seule femme à pouvoir se targuer d’avoir appartenu aux deux seuls trios vocaux féminins de l’île des Caraïbes qui nous a donné tant de belles musiques ce qui n’est pas un moindre exploit.
R.V.