Desmond dekker
l'Autre Roi du reggae
Desmond Dekker fut à la charnière des années 60 et 70 la plus grosse vedette jamaïcaine à l’international et l’inoubliable interprète d’une série de chansons qui ont accompagné la fin du ska, le rocksteady et la naissance du reggae
« The radio was playin' Desmond Dekker was singin' », |
Bob Marley n’est pas la première vedette de la chanson comme aurait dit ma grand-mère à vendre des disques hors de son île natale même s’il eut un rôle crucial pour l’émergence d’un reggae international de plus en plus distinct du son jamaïcain. Avant le prophète rasta il y eut la chanteuse Millie Small avec « My Boy Lollipop », première jamaïcaine à faire une percée dans les classements des meilleures ventes au Royaume-Uni puis un peu après vint Prince Buster celui qui se déplaçait avec son escorte de mods aux scooters rutilants quand il arpentait les rues de Londres. Prince Buster eut une influence telle sur les Anglais que The Specials lui empruntèrent beaucoup pour leur premier 45 tours, « Gangster » lourdement inspiré par son « Al Capone », et que Madness a explosé en reprenant son « One Step Beyond » tout en se baptisant d’après une autre chanson du Jamaïcain. Prince Buster mériterait un portrait tout comme Jimmy Cliff ou Toots Hibbert autres grandes et belles voix insulaires qui connurent le succès dans l’ancienne métropole coloniale mais c’est le grand Desmond Dekker qui nous intéresse ici.
Desmond Adolphus Dacres vit le jour dans la paroisse de Saint Andrew qui entoure la ville de Kingston le 16 juillet 1941. C’est à l’église ou l’emmène sa grand-mère et une tante qu’il découvre le chant, ce qui n’a rien d’étonnant dans un pays qui compte la plus forte densité d’églises au monde. Pour forcer le trait on dira que les Jamaïcains sont pieux et qu’ils aiment la musique, ce qui explique la masse colossale de grands chanteurs à y avoir vu le jour. Ce rôle des églises protestantes dans le développement de la musique jamaïcaine est un miroir à ce qui se passait aux Etats-Unis. Dacres, un chanteur parmi tant d’autres, passa des auditions pour les producteurs, propriétaires de maison de disques et de sound systems sir Coxsone Dodd (Studio One) et Duke Reid (Treasure Island) sans résultat. Dodd et Reid (un ancien policier qui se baladait un pistolet à la ceinture) étaient depuis les années 50 les poids lourds des sound systems, cette invention locale qui permettait de faire la fête en plein air en écoutant du gros son craché par des sonos bricolées et d’une puissance qui n’avait sans doute que peu d’équivalent dans le monde, même parmi des pays occidentaux. Ce fut le sino‑jamaïcain Leslie Kong (Beverley’s), l’outsider bien décidé à tailler des croupières aux producteurs installés, qui lui donna sa chance pour le plus grand profit des deux hommes.
Lesley Kong, mort en 1971, est hélas méconnu, seul producteur insulaire à ne pas être noir, ce qui lui vaudra des remarques acerbes de Prince Buster - la chanson « Black Head Chinese man ». Kong avait du point de vue des artistes l’immense avantage d’être réglo et de payer avec un plus gros lance-pierres que ses concurrents ce qui n’était pas rien dans une industrie musicale vorace qui payait les artistes à la séance. Du point de vue commerciale Kong a très vite compris l’importance du marché international, comprendre le marché anglais, il passa des accords de distributions pour ses enregistrements d’abord avec Chris Blackwell le fondateur des disques Island puis avec Graeme Goodall pour les marques Pyramid et Trojan. Le marché britannique, d’abord perçu comme une extension naturelle du marché jamaïcain, il s’agissait de vendre des disques à la diaspora s’élargit à mesure que des britanniques blancs s’intéressèrent à ce que l’ancienne colonie indépendante depuis 1962 avait à offrir en musique. Ce furent d’abord les mods qui s’amourachèrent de ska puis les skinheads qui s’éprirent de rocksteady avant de basculer dans le reggae naissant - avant le rastafarisme et surtout un drastique ralentissement du rythme. Ce n’était qu’une niche mais à laquelle le grand public n’était pas insensible, c’est l’histoire de Desmond Dekker.
Mais ne brûlons pas les étapes entre le recrutement de Desmond Dekker par Leslie Kong et son premier disque le chanteur patienta deux ans. Le temps entre autre d’amener au producteur un tous jeune Bob Marley qui enregistra pour Kong son premier 45 tours, « Judge Not » / « One Cup Of Coffee ». Ce n’est qu’en 1963 que fut enregistré et commercialisé « Honour Your Mother and Father ». Cette chanson écrite par Desmond Dekker et interprétée deux ans plus tôt devant Leslie Kong lança sa carrière en Jamaïque. Desmond enregistra par la suite entre autre le titre « King of Ska » en compagnie des Maytals, le groupe de Toots Hibbert, avant de recruter ses propres accompagnateurs Carl, Patrick, Clive et Barry Howard quatre frères qui devinrent The Aces.
C’est sous cette identité de Desmond Dekker & The Aces qu’il allait entrer dans les classements britanniques en 1967 avec « 007 (Shanty Town) » qui monta à la 15ème place des meilleurs ventes de 45 tours. La tournée anglaise qui suivit le vit jouer devant un public en parti composé de mods et fut un succès. Outre cet aspect commercial « 007 (Shanty Town) » est aussi un tournant dans la carrière du chanteur car premier tube anglais marque aussi une inflexion thématique dans son répertoire de Desmond Dekker.
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En 1967 Derrick Morgan (un autre artiste de Leslie Kong) chanta « Tougher Than Tough » qui introduisit le thème du rude boy dans la musique populaire jamaïcaine. Le rude boy c’est le mauvais garçon, la mauvaise graine qui pousse dans le ghetto, si on avait envie de le critiquer, ou le jeune débrouillard en but aux difficultés de la vie dans les quartiers pauvres de Kingston, si on était d’humeur charitable. Les rudies sont le public remuant des sound systems. Desmond Dekker ne s’y trompe, lui qui s’était jusqu’ici illustré par des chansons en prise avec le quotidien et au ton moralisateur ne tournait pas casaque, oui il chanterait les rude boys mais sans pour autant les voir comme d’autres artistes sous l’angle romantique des bandits d’honneur. Ce refus d’une certaine complaisance ne l’empêcha pas d’être populaire parmi les rude boys avec « 007 (Shanty Town) » dont les paroles en évoquant James Bond et Ocean’s 11, l’original avec Sammy Davis Jr., Dean Martin et Frank Sinatra, c’est ce cool prisé des Jamaïcains populaires qui est à l’honneur.
L’image de Desmond Dekker serait dés lors liée à celle des rude boys, au point que cette compile, 2 CD achetée à l’été 2001 à Tandem disques, le disquaire indépendant de Laval, en même temps que Skatalite ! de Skatalites, s’intitulait Rude Boy Ska. Près de vingt ans plus tard Desmond Dekker fait toujours parti de ma vie, même si je ne l’écoute plus aussi fréquemment que lorsque j’avais à peine une vingtaine d’albums sur compact disc. L’image de la pochette figure Desmond Dekker souriant les pouces passés dans une ceinture cartouchière comme n’en n’ose plus aujourd’hui que certains métalleux.
Après « 007 (Shanty Town) » il y eut « Rude Boy Train » et « Rudie Got Soul » pour autant Desmond Dekker continua d’enregistrer des chansons d’éducation des masses populaires déshéritées avec des réussites aussi entraînantes que « It's a Shame », « Sabotage » ou « Unity ». L’une des plus belles réussites de cette période fut « Israelites ». D’abord commercialisée en Jamaïque sous le titre « Poor Me Israelites » (ce vers du refrain est une plainte lancinante et déchirante, du blues contemporain à l’état brut) elle fut écrite par Desmond Dekker après avoir entendu un couple se disputer dans un parc, la femme réclamait plus d’argent et l’homme répondait que son travail ne payait pas assez. De cette conversation volée il en tira cette introduction scandée :
« Get up in the morning, slaving for bread, sir
So that every mouth can be fed
Poor me Israelites, ah »
Cette supplique pour de meilleur condition de vie et ce « Poor me Israelites » qui sert de refrain chanté d’une voix de basse grondante est un exemple de concision et d’efficacité. Le vers « I don't want to end up like Bonnie and Clyde » est un habile raccourci qui parlait à la culture des rude boys, le film avec Faye Dunaway et Warren Beatty et réalisé par Arthur Penn était sorti en 1967. Desmond Dekker y chante avec un fort accent Jamaïcain qui ne l’empêcha de grimper à la première des ventes de 45 tours au Royaume-Uni avec cette chanson et même de se faire remarquer aux Etats-Unis.
En 1970 Leslie Kong persuada Desmond Dekker de graver une version de « You Can Get It If You Really Want » déjà enregistrée par son auteur Jimmy Cliff. Desmond fut d’abord hésitant mais il se laissa convaincre et sa version qui reprenait l’instrumentation de celle de Jimmy Cliff (il n’y a pas de petites économie) se classa n°2 des ventes de 45 tours au Royaume-Uni. Ce fut le dernier succès commercial majeur pour Desmond Dekker, c’est aussi la fin d’une époque encapsulée par la B.O. de The Harder They Come (1972) le premier film jamaïcain qui acquis un statut culte, notamment aux Etats-Unis en se joignant au corpus des Midnight Movies, et eut une influence sur ceux qui deviendraient un jour The Clash ou qui lanceraient la très inattendue deuxième vague ska à la fin des années 70.
Desmond Dekker resta, du moins au Royaume-Uni, une figure populaire, une référence pour les amateurs de musiques jamaïcaines. Celui qui vivait en Angleterre depuis 1969 s’est éteint le 25 mai 2006, à Londres. Ses chansons à la poésie populaire et sa voix claire et douce sont un héritage précieux qu’on continuera, espérons-le, encore longtemps à chérir.
R.V.