Quand un Bon soldat
est un soldat mort
Le troisième long-métrage était aussi son plus ambitieux en date et la première fois que Kubrick abordait un thème, la guerre, qui reviendrait ailleurs dans sa filmographie
Titre original : Paths of Glory
Réalisation : Stanley Kubrick Scénario : Stanley Kubrick, Calder Willingham & Jim Thompson d'après le roman d'Humphrey Cobb, Paths of Glory Distribution :
Année : 1957 Synopsis : En 1916, après une attaque meurtrière lancée pour de mauvaises raisons trois soldats français font face à une court‑martiale qui doit les condamner pour l’exemple. Ces hommes sont défendus par le colonel Dax, qui est avocat dans la vie civile, mais malgré son dévouement ses chances de les sauver sont maigres. |
« La musique militaire est à la musique ce que la justice militaire est à la justice. » |
« 1916 » est le titre d’une chanson de Motörhead (que ne ferai-je pour glisser à tort et à travers une référence au groupe du défunt Lemmy ?) et c’est l’année où se passe les événements des Sentiers de la gloire le troisième film de Stanley Kubrick et son projet le plus ambitieux avant qu’il ne réalise Spartacus, avec pour la seconde fois Kirk Douglas dans le rôle du héros. La chanson et le film évoquent la Première guerre mondiale ce conflit parfaitement mineur qui égaya la deuxième moitié des années 10 du XXème siècle.
La guerre et plus généralement la violence, plus que la sexualité, irriguent l’œuvre de Stanley Kubrick et Les Sentiers de la gloire, après deux films noirs (Le Baiser du tueur et L’Ultime razzia), fut le premier long métrage du réalisateur new-yorkais à se pencher sur la guerre. Il y reviendrait avec la comédie grinçante Docteur Folamour (la Guerre froide), le drame historique Barry Lyndon (qui se passe en partie pendant la guerre de Sept ans, alias la vraie première guerre mondiale) et évidemment Full Metal Jacket - la Guerre du Vietnam et les marines en continuateur par d’autres moyens du Mickey Mouse Club. On peut aussi ajouter à cette liste le péplum belliqueux Spartacus et relever le projet avorter de film sur Napoléon un personnage historique notoirement connu pour sa faible indifférence à la chose militaire.
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Le point d’orgue guerrier de ces Sentiers de la gloire est évidemment l’assaut meurtrier et inutile contre les lignes allemandes qui tournent à la boucherie et plus de soixante après cette scène reste marquante et forte. D’abord parce que Kubrick sait faire exister son hors-champ pour donner de l’ampleur à ce qu’il nous montre. En filmant l’assaut au plus près des soldats qui montent à l’attaque, en collant à son protagoniste principal, le colonel Dax (Kirk Douglas), Kubrick montre l’horreur de la guerre au sens le plus littéral du terme sans avoir à mettre en branle des milliers de figurants qu’il n’avait pas. Cette façon de faire exister son hors-champ sans avoir à le peupler de figurants Kubrick l’avait déjà expérimenté lors du match de boxe de son premier film, Le Baiser du tueur. Dans une salle qui est plongée dans le noir Kubrick rend grâce à la bande-son vivant le public invisible. On ne le voit pas mais on l’entend et c’est suffisant, notre cerveau fait le reste. Ça suffit car le combat du héros contre son adversaire est filmé en contre-plongée sur un ring qui lui est très éclairé, il n’est donc pas choquant que ce qui entoure les combattants soit dans le noir. Le rôle de l’assistance est tenu par deux personnages qui regardent le match à la télé. Ce dispositif qui fait exister par la bande-son ce qui n’est pas montrer est repris ici à grand renfort d’explosions et de cadavres qui jonchent le no man’s land et les tranchées.
De tout le film nous ne verrons pas un seul soldat allemand parce que le conflit dans Les Sentiers de la gloire n’est pas entre les Allemands et les Français mais au sein même de l’armée française. C’est pourquoi alors que Full Metal Jacket et tant d’autres films de guerre suivent un déroulé qui amène les soldats là où ils auront à se battre, le long-métrage Les Sentiers de la gloire se focalise plutôt sur l’après. La violence du combat qui est en principe le point d’orgue d’un film de guerre est ici un temps fort de l’intrigue sans en être le climax, ce dernier arrive quand on assiste à l’exécution des trois fusillés. L’autre scène typique d’un film, la patrouille nocturne, n’est elle-même là que pour planter le décor de la tragédie à venir, en illustration à ce qu’un mauvais commandement peut avoir de criminel.
Le conflit au cœur de l’intrigue réside dans l’opposition entre des officiers, les généraux auxquels on ajoutera des officiers subalternes, et la troupe occasionnellement et dans certaines limites soutenue par d’autres officiers dirons-nous plus justes et il se manifeste dans le face à face frontale entre le colonel Dax, le personnage de Kirk Douglas qui est aussi le producteur du film via sa société Bryna Productions, et le général Mireau (George Macready) qui est le grand méchant de l’histoire, même s’il y a d’autres petits méchants à peine moins criminels.
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L’évolution de ce personnage est intéressante car elle permet d’éviter un trop fort manichéisme sans gommer en rien son potentiel de salopard. Quand son supérieur, le général Broulard (Adolphe Menjou), demande au général Mireau d’organiser avec son régiment l’attaque d’une position allemande, la fourmilière, sa première réponse est négative, il affirme que son régiment n’est pas en état, que l’ennemi est solidement retranché et qu’à moins de renfort conséquent cette offensive est vouée à l’échec. Ce sont les arguments que le colonel Dax avance à son tour lorsqu’on lui annonce l’assaut à venir, car entre-temps Mireau à changer d’avis, c’est qu’une future promotion (un commandement plus étendu et une étoile de plus) l’a convaincu que l’impossible devenait possible. C’est son ambition personnelle plus que l’enjeu tac tic ou stratégique qui motive une attaque qu’il sait vouer à l’échec. Le procès des futurs fusillés est le grand révélateur d’officiers généraux ambitieux pour lesquels un soldat est avant tout ce qui meurt à la guerre et si, pour citer le général Mireau, ils refusent de mourir sous les balles allemandes ils mourront sous les balles françaises.
La source de cette opposition n’est pas à chercher exclusivement dans la médiocrité de ceux qui commandent ou même leur cruauté et le peu d’égards dont ils font preuve pour la troupe mais bien plutôt dans les rapports de classe de la société qu’on retrouve dans l’armée. L’origine de cette opposition repose sur le mépris qu’une certaine frange de la bourgeoisie pas toute, Dax est un avocat dans la vie civile donc pas exactement un prolo, éprouve pour le petit peuple qui constitue le gros des combattants. Il y a d’un côté des généraux qui mènent la vie de château (celui du film se trouve en Bavière) et de l’autre le tout-venant du soldat qui se retrouve dans les tranchés. Il y a aussi ces deux scènes qui se répondent. D’abord ce bal pour les officiers qui arrivent après les exécutions. Nous sommes dans la bonne société et le spectacle aurait presque un air daté, une survivance du XIXème siècle en plein milieu du massacre qui définit la brutalisation des sociétés européennes au XXème siècle. On y valse en grande tenu. En regard la scène qui conclue le film offre un tout autre spectacle, les survivants de l’attaque contre la position allemande et ont échappé à une mort pour l’exemple sont rassemblés pour un spectacle qui n’a pas la même tenue que le bal des officiers. Les hommes sous l’uniforme ne sont pas forcément sympathiques de prime abord, même pour le colonel Dax qui les observent par une fenêtre depuis la rue, ils sont bruyants, ils sifflent manque de tenus et de retenus. Le maître de cérémonie monte sur scène, il est accompagné d’une jeune femme, elle est Allemande. Bronca terrible des soldats français. Elle est terrifiée et commence à chanter, les larmes aux yeux. La chanson est d’abord inaudible, puis petit-à-petit les hommes se taisent ou l’accompagnent en fredonnant. Et ceux qui étaient les visages grimaçants d’une masse braillarde deviennent plus humains que ces chefs qui trouvent qu’ils sont trop hésitants à mourir pour rien.
Juste avant de conclure la distribution du film inclus l’acteur Joe Turkel qui est l’un des rares avec Philip Stone à être apparu dans trois films de Stanley Kubrik pour des rôles crédités puisqu’avant d’être à l’affiche des Sentiers de la gloire dans le rôle du deuxième classe Arnaud, il était déjà apparu dans L’Ultime Razzia avant de revenir dans Shining pour camper Lloyd l’étrange barman du salon jaune de l’hôtel Overlook.
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Les Sentiers de la gloire est une œuvre politique teintée d’un fort antimilitarisme en accord avec les idées progressistes de Kirk Douglas qui a permis au film de se faire en mettant de l’argent là où les studios étaient récalcitrants. Il est le héros et c’est bien ainsi que Kubrick le film. Le long métrage ne fut visible en France qu’au milieu des années 70, avant cela sont distributeur, la United Artists, n’osa pas sous la pression demander un permis d’exploitation en France. En pleins événements d’Algérie et trois ans après la sanglante défaite de Diên Biên Phu l’armée française était chatouilleuse quant à son honneur.
R.V.