La vie des autres
Strange Days de Kathryn Brigelow est un film de SF noir, violent, sensoriel et sexy véritable réjouissance pour les yeux
Réalisation : Kathryn Bigelow
Scénario : James Cameron et Jay Cocks Distribution :
Année : 1995 |
|
Synopsis : Le 30 décembre 1999 Los Angeles est en pleine effervescence. L’an 2 000 est proche mais la violence gangrène la ville et une nouvelle technologie, initialement développée à des fins policières permet de (re)vivre avec la plus grande acuité sensorielle et émotionnelle toutes les formes de plaisirs, y compris les plus déviants, vécus par d’autres êtres humains. Lenny Nero est le plus gros trafiquant de ces clips clandestins. Nero déroule sa vie au jour le jour jusqu’à ce qu’il tombe sur la captation d’un meurtre d’un sadisme inouï.
Strange Days c’est un peu le mal aimé de la carrière de la réalisatrice Kathryn Bigelow. Il n’est pas aussi culte que son prédécesseur Point Break (1991), qui est un film générationnel, il n’a pas non plus la patine un peu nostalgique du néo western avec vampires des années 80 d’Aux frontières de l’aubes (1987) où l’accueil favorable reçu par des œuvres plus récentes comme son diptyque post 11 septembre Démineurs et Zero Dark Thirty. Le temps qui passe permet de réévaluer un long métrage qui est au croisement de la science-fiction, une légère anticipation, du thriller avec son enquête et ces scènes malaisantes de meurtres et le film noir. Strange Days est aujourd’hui, près d’un quart de siècle plus tard, un long métrage qui vieillit élégamment et pas seulement parce qu’il a été produit et écrit par James Cameron mais parce que sa réalisatrice sait filmer les scènes d’actions sans négliger pour autant ses personnages et son univers on ne s’étendra pas sur la qualité des décors et tous ces détails qui rendent ce monde crédible.
Bigelow inflige, pour bien entamer son long métrage, coup sur coup deux claques aux spectateurs avec en ouverture de Strange Days un braquage minable tourné en vue subjective suivit d’une scène qui plante le tableau d’une société déliquescente qui attend l’an 2 000 tout proche avec un frisson de fin du monde. Sans voix off ou d’explications textuelles nous somme jetés dans le grand bain. Ce sont les actions et les dialogues qui nous en apprennent plus sur le héros cabossé et fatigué de ces jours étranges, un certain Lenny Nero (Ralph Fiennes) qui revend des tranches de vie vécues par d’autres à sa clientèle en demande d’expériences plus ou moins fortes. C’est une nouvelle technologie qui a rendu possible son petit commerce illégal mais qu’on ne sent pas vraiment menacé par une police de Los Angeles très occupée par ailleurs car la ville est au bord de l’émeute. On ne compte pas à l’écran les plans où apparaît le feu, celui d’un cocktail molotov, d’une voiture incendiée… La ville est comme en état de siège ou au bord de la guerre civile. Le traumatisme des émeutes de 1992 est encore présent dans les têtes. La violence est partout dans les rues, on voit même un Père Noël se faire agresser par des jeunes femmes, il y a quelque chose de pourri en ville et Lenny Nero, un ancien flic des mœurs viré de la police pour mauvaise conduite, ne dépareille pas au milieu de cette faune interlope.
Petit plus pour un personnage déjà bien chargé, il reste coincé dans les souvenirs d’une relation passée avec la vénéneuse Faith (l’alors très en vogue Juliette Lewis, Tueurs nés…) qui a refait sa vie avec un producteur de musique Philo Gant (Michael Wincott, spécialiste en ce temps-là des rôles de méchant, Robin des bois : Prince des voleurs…). C’est donc ce personnage qui a connu de meilleurs jours qui par suite d’un malencontreux concours de circonstances se trouvera balancé comme une bille de flipper aux milieux d’intrigues entremêlées, incluant un rappeur abattu dans des circonstances mystérieuses et un tueur sadique, dont il peinera à se dépêtrer.
Le seul personnage franchement positif, la seule qui a encore un sens moral au milieu de cette décadence, c’est Mace (Angela Bassett), une femme forte, on reconnait dans l’écriture la patte de James Cameron, qui gagne sa vie comme chauffeuse et garde du corps. Mace a plus d’une occasion de montrer qu’elle est plus que compétente derrière un volant, qu’elle se débrouille bien en combat à main nu et n’est pas mauvaise non plus une à feu dans les mains. On peut aussi y voir un personnage qui annonce celui de Jessica Chastain dans Zero Dark Thirty, elle partage à même haut niveau de professionnalisme et une grande détermination. Tout au long du film elle s’affirme comme le seul personnage dans l’entourage de Nero à ne pas être toxique pour le héros.
Kathryn Bigelow, qui s’était d’abord destinée à une carrière de plasticienne avant de découvrir que c’était bien de faire des films truffe Strange Days de plans visuellement captivants, comme celui qui par un simple jeu de reflet dans un miroir signal la dualité du personnage de Max Peltier (Tom Sizemore Heat, Il faut sauver le soldat Ryan, La Chute du faucon noir…), et elle peuple sa nuit des milles lumières d’une grande ville, une esthétique de néons, d’ampoules colorés qui donne cette sensation ambiguë d’un film nocturne et coloré. La nuit de Strange Days n’est pas ténébreuse, elle est excitante, électrique, bruyante et dangereuse mais pas sombre ou vide ou morte. Lenny Nero vit la nuit et elle n’est pas inquiétante pour ce noctambule, le danger vient d’ailleurs, à commencer par le reste de l’humanité.
En revoyant Strange Days on constatera que ce film parle, à côté de thèmes qu’on retrouve ailleurs dans la filmographie de Bigelow (la violence, la dépendance, les marginaux…), d’images et de cette pulsion voyeuriste que le public satisfait en regardant un film. Il y a ses échantillons de vie filmés au travers des yeux d’une personne et que Lenny Nero vend et revend mais aussi l’omniprésence de la télé, des reflets dans les miroirs. Les personnages de Strange Days ont toujours quelque chose à regarder. Cette importance du regard et de l’image relève moins de la science-fiction que du thriller et rattache Strange Days à certains films de Brian De Palma ou de Dario Argento. Cet aspect de thriller donne beaucoup de dynamisme à l’intrigue et lui confère un aspect poisseux qui par moment lui fait frôler l’horreur.
La réalisation rythmée fait de Strange Days une œuvre qu’on apprécie autant pour ses scènes d’actions variées que pour ses personnages. L’évolution de Lenny Nero de demi escroc à héros contrarié se fait par étapes qui l’amènent à reconsidérer sa vie. Nero est meilleur à la fin du film qu’au début, une évolution qui se reflète dans l’état générale d’une société qui frôle de prêt la catastrophe mais ni succombera pas, du moins pas cette fois. La fin du monde, symbolique, espérée, attendue presque provoquée par certains personnages n’aura pas lieu. Ce parfum pré-apocalyptique n’est pas complétement levé à la fin de Strange Days mais il est repoussé et s’il a lieu ce sera après le générique. Cela en décevra peut-être mais on peut aussi aimer ce happy end avec ce qu’il faut d’amertume pour que le sucre ne gâche pas tout.
R.V.