Fantasy Belle époque
Amazon surprend avec Carnival Row une série de fantasy qui néglige les univers médiévaux pour adopter un décor entre fin du XIXe et début du XXe où se côtoie colonialisme, fumée des usines, immigration de fées, de centaures, de lutins et clins d’œil à Shakespeare
Prime Video, l’offre de vidéo à la demande d’Amazon, est en guerre et à pour cible Netflix, de cette concurrence nait de bonnes séries, c’est bien le plus important pour les spectatrices et spectateurs. En cet été 2019 Amazon avait secoué le mois d’août avec The Boys et salue la rentrée avec Carnival Row une série mise en ligne pendant le week-end du Labour Day outre‑Atlantique pour optimiser sa sortie. Et Amazon surprend en proposant une série de fantasy en rupture franche avec le médiévalisme de Game Of Thrones et des autres projets dans cette même veine que l’entreprise prépare comme celui qui devrait nous emmener dans la Terre du Milieu au Deuxième Âge, soit bien avant les aventures de Bilbo et de Frodo, ou celui qui adapte The Wheel of Times. De là à penser que la firme de Jeff Bezos souhaite se positionner comme la plateforme de la fantasy il n’y a qu’un pas que nous franchissons hardiment. Carnival Row ne se distingue pas que par un décor qui évoque la Belle époque (corsets, domesticité, fumée des usines…) mais aussi par un ton qui s’éloigne franchement de la High Fantasy à la Tolkien sans pour autant singer de trop près les noirceurs outrées de Game of Thrones, même si on découvre en fin de saison un ravissant couple incestueux.
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La Belle époque est cette période à cheval sur la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle qui s’achève avec la Première guerre mondiale. C’est ce conflit et ses horreurs qui par effet de contraste rendirent belle une époque que ses contemporains ne jugeaient pas ainsi. Il y a de la nostalgie dans cette appellation. La Belle époque, en France, la période wilhelminienne en Allemagne ou edwardienne au Royaume-Uni, est aussi le temps qui vit la naissance de la fantasy moderne dans les îles britanniques (William Morris, Lord Dunsanny…) et de certains courants esthétiques, qu’il soit art déco ou le légèrement antérieur préraphaélite qui accompagnèrent cette naissance en lui donnant une existence visuelle qui est encore largement la nôtre aujourd’hui. Il y a une logique paradoxale a placé cette série de fantasy dans une vision fantasmée de l’époque qui a vu naître ce genre d’histoire.
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Le dernier élément de singularité de Carnival Row est qu’il ne s’agit pas de la mise en image d’un univers littéraire préexistant mais d’une pure création, d’un monde original donc. Le pari est d’autant plus grand et justifie sans doute l’apparition à l’affiche d’acteurs, Orlando Bloom et Cara Delevingne, capables d’attirer le chaland sur leur seul nom. Annoncé depuis le 9 janvier 2015, ce qui allait devenir Carnival Row a d’abord été placé sous la supervision de Guillermo Del Toro et la patte du Mexicain, qui a entre-temps quitter le projet, est encore visible à l’écran, l’esthétique de la série lui doit beaucoup a commencé par l’apparence des fées, pucks et kobolds ou celle d’un certain monstre de cauchemar que pour rien au monde on ne souhaite croiser. Au côté de Del Toro se trouvaient déjà Travis Beacham (qui est l’auteur du script qui a servi de base à la série) et René Echeverria deux hommes qui depuis 2017 ont repris les rênes de Carnival Raw et ont mené à bien cette première saison dont le plus gros défaut est qu’elle est trop courte pour ce que la série a à nous raconter.
Carnival Row ne manque pas d’un certain charme plastique, l’univers proposé au public est d’autant plus beau et convainquant qu’il ne nous épargne pas sa laideur et qu’il sait à l’occasion se faire violent, le deuxième épisode s’ouvre sur une fée (fae dans la V.O. aussi appelée de façon péjorative pix) nommée Aisling Querelle (Erika Stárková) éventrée avec ses intestins répandus au sol, son foie lui a été enlevé. Et elle ne sera pas la seule à être ainsi éviscérée.
La République de la Burgue, où se passe l’intrigue, est un pays qui a connu une longue guerre contre une puissance rivale, le Pacte pour le contrôle de terres Outre-mer, des contrées peuplées d’êtres qui avaient longtemps été tenus pour imaginaires. C’est une société post-guerre qui doit faire face à l’afflux de critchs (créatures), une autre appellation péjorative, qui fuient Tirnanoc, leurs terres d’origine ayant été conquises par le Pacte. Les réfugiés vivent pour la plupart à Carnival Row, un quartier miséreux livré à l’arbitraire policier et à l’intolérance d’humains qui ne sentent plus chez eux. La violence n’est pas que physique elle est aussi symbolique, elle est le fruit d’une société de classes qui sépare clairement les couches supérieures de la société, composées de riches humains qui s’entourent d’une domesticité presque exclusivement composée d’immigrés (des pucks, des genres de satyres mi-humain mi-ovin et des pixes, aux ailes cachées et maintenues dans un corset spécial) et le reste de la population. Cette domesticité étrangère se retrouve jusque chez Ritter Longerbane (Ronan Viber), chef de l’opposition parlementaire et voix forte contre l’immigration. L’une des histoires qui nous est racontées en mode peinture de mœurs est l’emménagement dans le quartier chic de Finisterre Crossing d’un richissime puck nommé Agreus Astrayon (David Gyasi) pour le plus grand déplaisir de la bonne société locale au premier rang desquels se trouvent ces voisins d’en face Imogen (Tamzin Merchant) et Ezra (Andrew Gower) Spurnrose, les deux héritiers d’une grande fortune.
Mais le cœur de l’intrigue bat pour les personnages de Vignette Stonemoss (Cara Delevingne) et de Rycoft Philostrate, dit Philo, (Orlando Bloom) de leurs vies dans et autour de Carnival Row, de leur passé commun et de leur relation compliquée. Le premier épisode s’ouvre sur Vignette qui quitte Announ, sa terre natale, devenue un enfer concentrationnaire, le fil de fer barbelé tendu dans les arbres pour empêcher les faes de voler en ouverture de la série pause d’entrée que Carnival Row n’est pas là pour rigoler. Hélas le navire sur lequel Vignette a embarqué fait naufrage, elle est la seule survivante mais en ville elle retrouve deux connaissances. D’abord son amie fae Tourmaline Larou (Karla Crome), une prostituée, qu’elle a fait rechercher avant de quitter Announ et Philo qu’elle ne cherchait pas parce qu’elle le croyait mort et dont elle porte le deuil depuis sept ans. Rycroft Philostrate qui a rencontré Vignette Stonemoss pendant la guerre contre le Pacte alors qu’il y était soldat est depuis devenu policier, il est l’un des rares policiers, le seul qu’on voit à l’écran, à se montrer protecteur des habitants de Carnival Row et à enquêter sérieusement sur les agressions dont les critchs sont victimes. Nous n’irons pas plus loin pour ne pas dévoiler l’intrigue principale d’une première saison courte qui compte huit épisodes durant d’une cinquantaine de minutes à une heure. Mais ce duo qui joue au chat et à la sourie est assez mignon pour que l’aspect romance de la série passe à merveille d’autant que Carnival Row est un programme riche.
Navigant avec fluidité et un grand naturel entre comédie de mœurs, thriller aux machinations multiples, horreur ou bien encore complots politiques Carnival Row ratisse large et cela passe d’autant mieux que les multiples personnages qui se croisent et souvent s’ignorent sont bien écrits et qu’ils ont assez d’épaisseur pour ne pas être de simples caricatures. L’ascension sociale d’Agreus Astrayon nous est dépeinte avec précision et concision jusque dans ce qu’elle peut avoir d’ambigüe et d’obscure sans pour autant qu’on ne cesse d’apprécier un personnage qui doit faire face à l’hostilité d’une élite jalouse de ses privilèges. Sophie Longerbane (Caroline Ford) promet de bien belles choses dans une deuxième saison qui a déjà été annoncée par Amazon (Variety) qui devrait la voir briller en antagoniste retorse.
On l’a déjà évoqué mais il n’y a rien de mal à insister : la série est belle à regarder, les décors qui vont littéralement des égouts de la ville au parlement de la république et aux maisons de l’élite qui dirige le pays sont saisissants de naturalisme. Les intérieurs du plus miteux au plus luxueux sont soignés et évocateurs. Quant aux costumes ils participent de l’immersion dans ce monde à la fois familier et aussi étrange grâce à des créatures aux designs convaincants. Tourné pour des raisons de budget en République Tchèque avec une distribution largement britannique Carnival Row pèche par le fait que cette première saison se doit d’en dire beaucoup (trop ?) en peu de temps. En plus de faire évoluer son intrigue cette saison inaugurale doit nous introduire dans un monde que nous ne connaissons pas. L’immersion est d’autant plus réussie que l’on aime se sentir un peu perdu, si par contre on est vite noyé sous la masse d’informations et que l’on n’aime pas être jeté sans crier gare dans le grand bain il se peut que l’expérience ne soit pas des plus agréables. Pourtant Carnival Row mérite qu’on face un petit effort et nous attendons avec impatience la suite.
R.V.