Noir c’est noir
Le cauchemar S.F. d’Alex Proyas est de ces films qui vivent leur vie dans l’ombre d’un autre qui a connu le succès
Comment chroniqué Dark City sans trop en dire sur son intrigue ? Il y a dans le texte qui suit de menus spoilers. Pour ceux que ça révulse, voyez Dark City (il est accessible sur Prime Video) et revenez après.
Alex Proyas est un réalisateur rare et ce n’est pas son récent Gods of Egypt, que nous ne détestons pas, qui changera cet état de fait. Dark City est comme son titre l’indique un film noir, dans à peu près tous les sens du terme. C’est un film nocturne et sombre et pourtant, fond optimiste, à la fin il y aura de la lumière. Enfin c’est un long métrage de science‑fiction qui de par ses décors urbains, ses personnages et son histoire regarde du côté du film noir. Le genre cinématographique qui a porté à l’écran les écrits de Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou de Mickey Spillane.
Cet aspect rétro évoque à l’adolescent des années 90 que fut votre serviteur la série animée Batman écrite par Paul Dini, celle de 1992 avec son esthétique rétro futuriste qui lorgnait vers les années 40 et 50. Dark City à pour cadre une ville qui pourrait être ce Gotham City de mon enfance avec cette architecture verticale, cette nuit qui ne semblait pas avoir de fin et ces costumes avec hommes chapeautés avec leurs longs imperméables et des femmes aux allures de pin up et de femmes fatales.
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Dark City partage ce côté futur au passé avec le très réussi Bienvenu à Gattaca sortit l’année précédente, en 1997, mais sans doute quelque chose avait changé et ce goût pour une certaine esthétique ancrée dans les années 40 et 50 était déjà passé. C’est pourtant une façon habile de laisser transparaître l’uchronie, la possibilité d’une histoire alternative à la notre, d’un autre chemin, d’une bifurcation qui n’a pas été prise. Ce n’est pas une approche nostalgique mais une manière de montrer ce que l’on connait et identifie comme notre passé dans un contexte différent. Mais les temps avaient imperceptiblement changés et une approche plus contemporaine et futuriste à la fois allait tout emporter.
Successeur dans la filmographie du réalisateur Alex Proyas au pas particulièrement lumineux The Crow, Dark City fut un bide à sa sortie en salle mais avec le temps le long métrage a acquis le statut de culte, un maigre réconfort. Pourtant cette postérité doit se battre contre un monstre qui l’a largement effacé des mémoires. Matrix des ci-devant frères Wachowski, sortit l’année suivante, a tout emporté sur son passage et lui n’a pas été un flop. Matrix est un film qui a su parlé à son époque, celle des débuts de la généralisation d’internet, et puisqu’on y est encore (plus aujourd’hui et peut-être moins que demain) dans les mondes virtuels, il y a de fortes raisons de penser que le long métrage des Wachowski et ses suites ne manquent pas d’avenir. Il faut dire que Proyas n’a pas ce sens visuel si particulier de Lily et Lana Wachowski, Dark City n’a pas les gimmicks de Matrix ni ce côté spectaculaire qui en met plein la tronche aux spectateurs, spectatrices et aux autres indéterminés ou a déterminés.
Dark City n’est pas non plus un film qui étale sa confiture philosophique sur une tartine cinématographique ni une œuvre qui se vautre dans une opposition binaire entre Bien et Mal, les gentils et les méchants (les antagonistes de Dark City sont anthropomorphes et ont une très bonne raison de faire ce qu’ils font). Pourtant il y a quelque chose de communs dans ces deux œuvres. La fin des années 90 époque qui consacrait X-Files fut complotiste et Matrix comme Dark City sont des films paranoïaques basés sur l’idée que le monde apparent est une illusion, un simulacre, que la réalité n’est pas ce qu’il parait. De ce présupposé les deux longs métrages tirent au final des histoires très différentes. Matrix est le film de la révolte adolescente. On imagine le déplaisir des sœurs Wachowski à l’idée que leur red pill soit devenu le cri de ralliement de l’alt right mais c’est aussi ce que l’on obtient quand on fonde sa rébellion sur le complotisme et qu’on sur-iconise une vision manichéenne du monde. Nous contre eux. Dark City reste en revanche plus proche d’un univers à la Philip K. Dick.
On retrouve un héros dickien soit un personnage esseulé qui voit ce qu’il tenait pour la réalité s’effriter pour faire place à une autre réalité d’abord angoissante mais qui petit à petit est porteuse de promesse. Cette affaiblissement du réel passe de façon très intime par une mémoire qui joue des tours au héros et la nécessité de se reconstruire une personnalité sur les ruines de ce que l’on tenait pour acquis. Moins une fable politique qu’une quête individuelle d’identité. John Murdoch (Rufus Sewell vu récemment dans la série The Man In The High Castle) le héros n’est pas un messie sauveur de l’humanité, c’est un type lambda qui se réveille dans une baignoire et réalise que sa mémoire lui échappe. Est-il vraiment ce meurtrier qu’il semble être ? Murdoch n’est pas un surhomme qui mène une révolution mais un type qui découvre par l’expérience que son monde n’est pas du tout ce qu’il croyait. Même ce pouvoir qui le rend différent des autres humains il lui échappe longtemps et il n’en comprend la porté que tardivement dans l’histoire. C’est un enseignement douloureux pour lui et son entourage que ce soit pour sa femme Emma Murdoch, jouée par Jennifer Conelly (Il était une fois en Amérique, Phenomena, Les Hommes de l’ombre, la série Snowpiercer…), ou ce policier, Frank Bumstead (Willam Hurt), qui pourrait l’aider mais doit d’abord être convaincu.
Neil Marshall ne fait pas que rendre hommage à deux films cultes, si Eden Sinclair a perdu un œil ce n’est pas juste pour lui donner un air badass comme disent les jeunes, de dure à cuir comme disent les vieux, et la faire ressembler à Snake Plissken mais pour en faire quelque chose qui a de l’importance. Sinclair a un œil bionique, une petite caméra qu’elle peut diriger à distance parce qu’évidemment parfois elle retire cette prothèse de son orbite pour la lancer et voir ce qu’elle ne pourrait pas voir tout en restant à couvert. Avec cet œil caméra elle peut aussi filmer et garder des images sur une petit disque. Ce n’est pas un gadget qui lui permet de ce sortir de toutes les situations mais c’est le genre d’idées qui font aimer une série B.
Dark City était peut-être un rien anachronique au moment de sa sortie. Un long métrage déphasé qui ne parvint pas à capter l’attention des masses, ce que ferait l’année suivante le très bête Matrix. Le succès commercial est bien mystérieux, même pour les sœurs Wachowski qui n’ont depuis pas vraiment renoué avec. Dark City est comme on le dit en manière de consolation un film culte qui a ses fans mais dont tout le monde se fout et le monde n’a que ce qu’il mérite.
R.V.
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